2008-02-04

 

Mondes possibles et multiples

Je n'étais pas à la première, mais j'étais à la dernière.

Un ballet de lumières a précédé la pièce qui se terminait sur les intermittences d'un plafonnier dont coulait un filet de sable. Entre ces jeux d'éclairage s'est inscrite samedi l'ultime représentation de la pièce de John Mighton traduite par Maryse Warda, « Les mondes possibles ».

Contrairement à « Hippocampe », que j'avais également vue au Théâtre de Quat'Sous dans son exil au Prospero, il s'agit de science-fiction authentique, et de science-fiction à son meilleur, qui brasse des idées dans une veine beaucoup plus philosophique que le drame d'« Alpha du Centaure ».

Mighton n'hésite pas à marier plusieurs idées qui nous forcent à nous interroger sur la réalité et le sens de nos existences. Le personnage principal, George, est conscient de ses autres vécus, de ses autres moi possibles qui vivent des vies démultipliées que l'on pourrait justifier dans le cadre de l'interprétation d'Everett de la mécanique quantique, dite des univers multiples. Ceci permet à George de vivre une histoire d'amour avec Joyce, au moins une fois, sinon plusieurs. Ce n'est pas tout à fait l'application qu'en faisait Pierre Sormany dans « Les univers parallèles d'Everett ou Comment faire l'amour sans jamais se rencontrer », mais cela peut rappeler la nouvelle « The Day We Went Through the Transition » de Ricard de la Casa et Pedro Jorge Romero dans The SFWA European Hall of Fame: Sixteen Contemporary Masterpieces of Science Fiction de James et Kathryn Morrow (d'abord parue sous le titre « El día que hicimos la Transición » en 1997, tandis que « Possible Worlds » de Mighton date de 1990).

Mighton ne s'en tient pas là. Se basant en partie sur les travaux de Wilder Penfield, qui pouvait ranimer des souvenirs en stimulant électriquement des parties du cerveau, il nous invite à nous pencher sur la question du solipsisme cérébral, si je puis dire. Un cerveau en bocal, qui serait manipulé de l'extérieur, saurait-il distinguer la réalité des impressions cohérentes mais synthétiques dont on l'alimenterait? (Ne serions-nous que des cerveaux de Boltzmann?) Et si un être maléfique soumettait ce cerveau en boîte à des expériences délibérément contradictoires, pour le plonger dans la confusion, pour le rendre fou?

En un sens, ce volet de la pièce ne tient pas aussi bien la route. Dramatiquement, il est soutenu non par l'histoire d'amour de George et Joyce mais par l'enquête que deux policiers mènent afin d'élucider la disparition de cerveaux enlevés en série de la boîte crânienne des victimes, parfois dans des conditions impossibles. La résolution de l'enquête, quand on découvre qu'un certain docteur Penfield a accumulé les cerveaux manquants pour tenter les faire vivre en bouteille, n'explique pas tout. (Comment Penfield a-t-il fait pour entrer et sortir de chambres closes? Pour enlever des cerveaux avec une facilité déconcertante?)

Mais ces contradictions qui subsistent pourraient accréditer la thèse de la manipulation d'une conscience par une puissance supérieure, à moins qu'il s'agisse simplement d'embranchements particulièrement improbables dans l'arborescence des multiples vécus de George, ou même d'hallucinations du cerveau agonisant de George emprisonné dans un aquarium du docteur Penfield. (Mais admettre la survie d'un cerveau en boîte n'exige guère moins de suspension of disbelief qu'un personnage conscient de tous les embranchements des univers multiples...)

La seule certitude, en définitive, c'est la flèche du temps et la mise en scène donne au temps qui passe et s'épuise la forme concrète de coulées de sable qui tombent à l'improviste d'un tiroir, d'un manteau, d'un journal roulé sur lui-même... Quand le sable a fini de s'écouler, le temps met fin à toutes les questions.

Il existe une version filmée de cette pièce, réalisée par Robert Lepage. Je l'inscris sur ma liste... Après tout, les films canadiens de science-fiction ne sont pas si nombreux.

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