2014-05-01

 

L'heure des richesses naturelles

La Journée du CIRST (Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie) était, d'une part, l'occasion de revoir des collègues et, d'autre part, de parler de théories déterministes (et plus ou moins locales) de la mécanique quantique.  Certes, l'humeur était un peu morose, le Père Noël subventionnaire ayant sabré dans le soutien du centre.  D'où l'observation répétée que le Canada, ainsi que le Québec, misait de plus en plus sur le développement des ressources naturelles (autrefois appelées des « richesses naturelles » au Québec) et de moins en moins sur la recherche et le développement, d'où découle une minoration de l'intérêt pour les sciences et la technologie.  Bonjour, sables bitumineux, pétrole de schiste et Plan Nord!  Au revoir, industries manufacturières et entreprises de haute technologie!

L'horaire ayant été un peu chamboulé par les événements et mon autobus ayant pris du retard entre Québec et Montréal, je ne suis arrivé qu'à la fin de la présentation de Vincent Larivière sur l'évolution du domaine STS telle que déduite de ses Handbooks.  Catherine Beaudry a pris la relève en rapportant les résultats d'un sondage des jeunes scientifiques et chercheurs dans le monde.  Même si le nombre de pays considérés était restreint, ses constats méthodologiques suggéraient des pistes de travail ultérieures dignes d'attention.  Enfin, Majlinda Zhegu a conclu cet atelier en présentant certains traits saillants de l'économie numérique.  Elle a commencé par rappeler que 40% de la population mondiale aurait accès à l'internet et que 16% de cette population disposerait d'un téléphone portable.  L'économie numérique ainsi constituée se distinguerait par sa fécondité en innovations, le rythme de ses perfectionnements et l`étendue de ses applications, sans parler de la connectivité qu'elle instaure et de sa tendance à réduire certains coûts jusqu'à les faire disparaître.  Mais si l'acquisition de biens distribués en ligne coûte de moins en moins cher, ce n'est pas nécessairement le cas des frais de production.  Tandis que l'informatique, les télécommunications et la biotechnologie se retrouvent à l'avant-garde de l'économique numérique, les consommateurs deviennent des co-créateurs (dans le cas des réseaux sociaux, même si ces « co-créateurs » ne captent qu'une petite part des profits qu'ils génèrent  — co-créateurs de tous les pays, unissez-vous !), les réseaux ont désormais souvent plus de valeur que les productions matérielles qui leur permettent d'exister et l'alternative compétition-coopération cède le pas à la « co-opétition » (néologisme assez affreux, mais malheureusement typique de la nouvelle économie).  Zhegu a conclu en évoquant les secteurs en voie de transformation (l'éducation, la santé, la finance, la gouvernance, l'agriculture et les communications) ainsi que les innovations susceptibles de s'imposer de manière transversale : la datamasse (Big Data), les analyses prédictives, l'intelligence distribuée, le socio-financement et ainsi de suite.  Quelque part entre le panégyrique et l'utopie, ce discours sur l'économie numérique inspire surtout des réserves sur les innovations qu'elle porte (l'électricité coûte-t-elle moins cher ? nous déplaçons-nous plus vite ?  avons-nous guéri le cancer ?  lisons-nous de meilleurs livres ?) et une réflexion sur l'origine de ses bénéfices.  En définitive, l'économie numérique n'est-elle si lucrative que parce qu'elle a converti en marchandise des activités autrefois portées par d'autres médiats et d'autres technologies (lecture, musique, écriture) quand elles n'échappaient pas carrément au monde du commerce (le bavardage, le visionnement de photos de famille, voire le commérage) ?  Ce qui tendrait à relativiser sa part d'originalité...

Le second atelier de la journée a porté sur les questions énergétiques.  Jorge Niosi et Xue « Snow » Han se sont intéressés au cas de l'énergie solaire en se posant la question de savoir si le rattrapage industriel dans un tel secteur technologique exige l'activité de scientifiques étoiles au sein des firmes à la traîne.  Niosi a commencé par rappeler certaines contributions fondamentales à cette problématique, dont l'article de William J. Baumol, S. A. Batey Blackman et E. N. Wolff en 1989 dans Productivity and American Leadership: The Long view, l'ouvrage Uneven growth between interdependent economies (1993) de Bart Verspagen et l'article « Technological Regimes, Catching-up and Leapfrogging: Findings from the Korean Industries » de Chaisung Lim et Keun Lee en 2001.  Dans un monde où les économies les plus pauvres et les plus riches sont loin de converger aussi rapidement que le voudraient les principes économiques, il semble néanmoins acquis que certaines industries spécifiques sont capables de converger d'un pays à l'autre.  Dans certains cas, les industries à la traîne rattrapent les plus avancées en passant par les mêmes étapes, mais elles peuvent aussi sauter des étapes ou emprunter des voies inédites.  Si certaines théories attribuent un rôle déterminant à des personnages cruciaux (entrepreneurs vedettes ou chercheurs étoiles), Niosi souligne plutôt le rôle incontournable d'un système national d'innovation.  Si la Chine et les Tigres asiatiques (Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong, Singapour) ont réussi à rivaliser avec les industries occidentales, c'est grâce à la conjonction d'entreprises, de chercheurs, d'investisseurs (étatiques ou non) et d'une main-d'œuvre industrieuse.  La domination chinoise de l'industrie solaire l'entraîne toutefois à relativiser l'importance de la recherche et du développement.  Comme c'est plus facile de copier que d'innover, les Chinois ont exploité les brevets occidentaux (surtout étatsuniens) avec quelques années de retard sur ce qui se fait de mieux, mais en offrant des produits de moindre qualité à des prix imbattables.  Cette stratégie ne saurait marcher aussi bien avec des industries reposant sur le secret industriel plutôt que l'amélioration continue des techniques au moyen d'innovations brevetées, mais l'avantage chinois en la matière pourrait expliquer à la fois le choix stratégique canadien de miser de plus en plus sur les ressources naturelles et le décrochage canadien en recherche et développement.  Bref, si l'avenir du solaire semble prometteur (en mesure de concurrencer les énergies conventionnelles dès 2020), il sera peut-être chinois.

Au passage, une figure affichée à l'écran illustrait la croissance du secteur du solaire aux États-Unis relativement à celui des piles à combustible, le second correspondant aux investissements soutenus par l'administration Bush et se faisant rattraper par le premier à la suite des investissements soutenus par l'administration Obama.  L'inextricable imbrication de la technique et de la politique apparaissait assez clairement...  Il aurait sans doute été possible d'établir un lien entre le décrochage de la recherche et du développement (au Canada ou ailleurs) et l'essor de l'économie numérique.  La circulation de l'information réduirait la valeur ajoutée de la RD, puisque tout se sait et se comprend, et augmenterait la valeur relative des ressources naturelles.

Stéphane Savard s'est intéressé ensuite à la planification par les experts dans le contexte hydro-québécois.  Citant le numéro du Bulletin d'histoire politique sur la pensée scientifique et la prise de décision politique, dirigé par Martin Pâquet, Savard note qu'à partir des années soixante, le savoir-faire des experts passe au premier plan de la gestion et de la gouvernance.  À l'intérieur du périmètre du ministère des Richesses ou Ressources naturelles, Hydro-Québec est dominé par des économistes et des ingénieurs.  Le fonds Michel Bélanger à la BANQ révèle la vogue de la planification au sein du gouvernement québécois à cette époque.  Bélanger évoque en 1962 les difficultés de la prévision d'un futur où les variables sont nombreuses, inter-reliées et sujettes à des influences externes.  En pratique, la planification prend au moins quatre formes chez Hydro-Québec.  Elle est économique quand elle tente de prédire l'évolution de la demande, au risque de se tromper lourdement en ce qui concerne la prévision d'une croissance sans fin de celle-ci.  Elle est énergétique quand il s'agit de prédire l'évolution des prix, de l'innovation et de la construction, non sans quelques erreurs aussi.  (Les tarifs de Churchill Falls auront-ils été prévus à la baisse parce qu'on prévoyait une baisse des prix de l'électricité en raison de la diffusion du nucléaire.)  Elle est technologique quand elle fixe des objectifs à la recherche et au développement : mise sur pied d'une filière nucléaire, mise au point de lignes à très haute tension ou étude des impacts écologiques.  Elle est environnementale quand elle cherche à minimiser ces impacts et à aller dans le sens du développement durable.

Yves Gingras complète l'histoire en rappelant les débuts du nucléaire au Québec, dans un contexte où on prédisait un taux de croissance de la demande de l'ordre de 7,8 % par année, avant le choc pétrolier, la dénatalité et les crises économiques.  Par souci de symétrie, il importe d'étudier les innovations avortées, comme la centrale Gentilly 1 afin d'incorporer l'incertitude et la possibilité d'erreur dans la planification.  Au Canada, le nucléaire civil avait été lancé en 1955 par Énergie atomique du Canada sous la forme du CANDU.  Le réacteur expérimental NPD avait démontré le potentiel de cette filière en 1952 et le réacteur de Douglas Point avait amorcé l'adoption par Hydro-Ontario de cette nouvelle source d'énergie.  Au Québec, une autre voie est d'abord explorée par les scientifiques et ingénieurs qui construisent Gentilly 1 comme une centrale BLW (à eau bouillante légère, et non à eau lourde).  Lorsque la réactivité du cœur s'avère plus élevée que prévu, les autorités envisageront plusieurs solutions de rechange avant d'admettre l'instabilité foncière du système et de se résigner à construire Gentilly 2 selon le modèle CANDU.  Alors qu'il avait été question de construire de nombreux réacteurs le long du Saint-Laurent pour satisfaire à la demande appréhendée, ces atermoiements auront suffisamment retardé le développement du nucléaire au Québec pour qu'il soit possible de l'annuler lorsque la crise énergétique rend inutiles ces dizaines de réacteurs envisagés...  Gingras en tire une conclusion sur l'intérêt de la flexibilité technologique : les technologies moins lourdes résistent mieux aux contingences historiques.  Un réacteur nucléaire devait être terminé ou abandonné, mais il était possible de construire des barrages hydro-électriques de moins grande envergure lorsque la demande s'est effondrée, en attendant de pouvoir revenir à des projets plus ambitieux.

Après la pause, Lyse Roy a évoqué les révoltes étudiantes dans la France médiévale entre 1229 et 1499.  En vertu des privilèges accordés aux étudiants et reconnus par le pape, les étudiants disposaient d'un droit de protestation qui prenait la forme d'une cessation des cours (presque d'une... grève) si les autorités civiles (à Paris, par exemple) outrepassaient leur compétence ou abusaient des étudiants.  Normalement, les étudiants ne relevaient pas des tribunaux ordinaires, mais de ceux de l'évêque de Paris.  Entre 1229 et 1399, il y aura 13 ou 14 suspensions des études en guise de protestation.  Ces suspensions sont plus nombreuses encore au XVe siècle, en particulier entre 1440 et 1460 quand on en compte neuf.  Dès lors, des monarques successifs — Charles VII, Louis XI et Louis XII — serreront la vis aux étudiants qui auront alors recours à d'autres moyens de pression : la suspension de la prédication dominicale, l'excommunicaion ou des performances théâtrales, voire des processions.  Quand Louis XII fait de la cessation de cours un crime de lèse-majesté en 1499, ce sera la fin pour longtemps de ces résistances étudiantes.

Dans un contexte plus récent, Yamina Bettahar a fait l'histoire de la question des étudiants étrangers en France.  Dès la fin du XIXe siècle, des étudiants d'Europe centrale ou des Balkans affluent en France, attirés par le prestige de la Sorbonne à Paris, de Polytechnique, de l'École des Mines ou de l'École des Ponts et Chaussées.  Avant la Première Guerre mondiale, dans les filières technologiques de certaines facultés de science (à Nancy, Toulouse ou Grenoble), les étudiants étrangers seront plus nombreux que les français.  Les étudiants dits « coloniaux » (fils et filles de colonisateurs ou de colonisés) arrivent à l'aube des années quarante et sont de plus en plus nombreux après 1945, d'abord dans le contexte de démarches individuelles soutenues par des familles de notables ou de la classe moyenne, puis dans le cadre d'ententes inter-étatiques et de mesures administratives.

Enfin, Pierre Doray et Nicolas Bastien ont abordé un des grands enjeux du Printemps érable, soit celui de l'accessibilité aux études en cas de hausse des frais de scolarité.  Doray a commencé par énumérer les objections entendues à l'époque pour soutenir qu'une hausse des frais n'affecterait par l'accessibilité.  D'abord, l'importance d'une hausse était relativisée en soulignant que les frais de scolarité étaient nettement moins élevés au Québec qu'en Ontario, mais que la participation universitaire l'était également.  Ensuite, les critiques faisaient état des autres facteurs affectant l'accès à l'université, en particulier l'aisance des familles dont les étudiants sont issus et la qualité de l'enseignement au secondaire ou au collégial.  Enfin, compte tenu de la fréquentation de l'université par les plus favorisés, les empêcheurs de grève ont suggéré que ces frais moins élevés représentaient une subvention, ceteris paribus, des plus riches par les plus pauvres.

Doray commence par noter que, si on fait abstraction des étudiants issus de l'immigration dans les universités ontariennes, la fréquentation de celles-ci par les jeunes du cru n'est pas plus élevée qu'au Québec — ce qui révèlerait quand même un intérêt plus grand pour les universités puisque les frais sont plus lourds en Ontario...  Afin de répondre à la question du rapport entre l'augmentation des frais et l'accessibilité, Doray et Bastien ont employé des enquêtes de Statistique Canada complétées entre 1995 et 2011 afin d'étudier plusieurs cohortes successives d'étudiants.  En tenant compte des étudiants devenus adultes, il était évidemment possible de remonter bien avant 1995.  Leur étude intégrait plusieurs variables, dont l'âge, le sexe, la langue, le capital scolaire des parents, les frais de scolarité et une tendance reflétant la massification de l'enseignement supérieur entre 1946 et 2011, de l'ordre de 1% à la hausse par année.

Parmi les conclusions exposées par Doray, j'ai retenu bien entendu l'effet négatif des hausses de frais de scolarité, évaluées à 3% en moins pour chaque tranche de 1000$ de frais en plus — ce qui n'est pas jugé statistiquement significatif par les auteurs, en fait.  Cet effet presque nul cache toutefois des évolutions inverses aux deux extrémités de la distribution des étudiants en fonction du capital scolaire de leurs parents.  Au Québec comme en Ontario, l'augmentation des frais a un effet négatif sur les étudiants dont les parents n'ont pas fait d'études postsecondaires : ces étudiants sont moins nombreux à s'inscrire.  En revanche, cette augmentation a un effet positif sur les étudiants dont les parents ont fait des études postsecondaires.  Ces étudiants sont plus nombreux à s'inscrire.  

Un facteur qui n'a pas été mentionné toutefois, c'est la conjoncture économique.  Souvent, les étudiants s'inscrivent en plus grand nombre à l'université quand l'économie ralentit, pour s'inscrire en plus petit nombre quand l'économie est florissante.  Si une augmentation des frais coïncidait avec une reprise économique, une baisse des inscriptions ne serait pas nécessairement attribuable uniquement à l'augmentation.

Le  colloque s'est conclu sur cette communication, en attendant l'année suivante.

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