2013-02-12

 

De la mesure de la qualité dans la SFCF (1)

La SFCF existe depuis bientôt 175 ans, si on s'en tient aux ouvrages susceptibles d'en relever, mais il est également possible de soutenir qu'elle n'existe comme institution que depuis les années soixante-dix.  Ce n'est qu'avec la création du fanzine Requiem (1974), puis de prix littéraires (le prix Dagon en 1977 et les prix Boréal à partir de 1980), qu'une collectivité de créateurs de SFCF se dote des moyens de désigner ce qui appartient à la SFCF et ce qui se distingue du reste.  C'est le début de la constitution d'un canon littéraire même si la priorité du critère historique l'emporte parfois sur celui de la filiation ou de la désignation d'une référence.

Le fait est qu'en science-fiction, la valeur exemplaire d'une œuvre du passé ne va pas de soi.  Même si un ouvrage mérite de survivre de par la qualité de sa langue, l'intérêt de son intrigue ou l'originalité de ses personnages, le contenu scientifique ou proprement science-fictif est appelé à devenir suranné à plus ou moins long terme, de sorte que le récit peut basculer du jeu intellectuel dans le mythe.

La difficulté n'est pas moins grande si on considère une période plus courte.  On peut toujours trouver un critique pour donner son avis et classer les ouvrages selon ses critères, mais ceux-ci peuvent être influencés par des préférences personnelles.  Réunir un groupe de critiques?  Rien ne dit qu'ils ne partageront pas les mêmes préférences personnelles s'ils sont issus du même milieu : c'est le propre des cliques.  Toutefois, plus on élargit le groupe de critiques, plus celui-ci devient représentatif du milieu considéré.  Par conséquent, si on considère qu'un canon littéraire n'est pas un ensemble d'ouvrages aux qualités éternelles et immuables, mais plutôt un ensemble d'ouvrages susceptibles de faire l'unanimité au sein du milieu dont ce canon est en quelque sorte l'émanation, on peut se fier aux classements cumulatifs capables de correspondre à une espèce de moyenne statistique des jugements portés sur les ouvrages d'une époque.

S'entendre sur un canon littéraire n'est d'ailleurs pas entièrement innocent.  Le terme vient du grec « kanôn », qui renvoyait à une « règle étalon », et ce sens originel explique que le mot suggère encore qu'un canon est une référence qui permet de déterminer d'autres ouvrages sont à la hauteur de leurs modèles.  Plus récemment, l'expression s'est imposée pour désigner une liste consacrée d'ouvrages jouissant d'une grande reconnaissance. Plus utilitairement, on l'emploie pour parler des textes littéraires étudiés dans les écoles et les universités, parfois désignés à l'attention des enseignants par les autorités compétentes, mais parfois entérinés par une longue tradition dont l'origine se perd dans la nuit des temps.  La prescription du canon peut donc se faire au niveau des autorités supérieures, ou tout simplement au niveau des enseignants qui obligent les étudiants à lire tel ou tel ouvrage.  Dans un cas comme dans l'autre, on parle de lectures imposées qui constituent le socle d'une culture commune — et profitent naturellement aux éditeurs et aux auteurs représentés.

Ce qui m'amène à me pencher sur le canon de la SFCF.  Peut-on déterminer les auteurs qui font partie du canon?  La réponse est positive, mais il importe de retenir qu'il est nettement plus difficile de répondre à la question de savoir quels auteurs devraient faire partie du canon.  En effet, comme il existe plusieurs séries de prix littéraires spécialisés dans le domaine de la science-fiction et du fantastique canadiens d'expression française, leur accumulation depuis les années quatre-vingt permet d'identifier les auteurs les plus primés.

La principale difficulté vient toutefois du fait que les catégories sont multiples, et pas uniquement littéraires.  Néanmoins, un cumulatif des prix devrait permettre, en première approximation, d'identifier les auteurs et acteurs du milieu de la SFCF qui sont les plus reconnus — par des jurys ou par des votants associés le plus souvent au milieu.  J'ai récemment compilé une telle liste des récipiendaires des prix Aurora/Boréal/Casper, du Grand Prix de la SFFQ/Prix Jacques-Brossard et du Prix jeunesse des univers parallèles.  La liste brute des récipiendaires les plus primés ressemble à ceci :


26 Élisabeth Vonarburg
17 Alain Bergeron
14 Yves Meynard
14 Jean-Louis Trudel
11 Joël Champetier (auteur, etc.)
11 Joël Champetier (rédacteur)
8 Francine Pelletier
8 Daniel Sernine
7 Éric Gauthier
7 Jean-Pierre Normand
7 Mario Tessier
6 Hugues Morin
6 Esther Rochon
6 Guillaume Voisine
5 Claude Janelle
5 Laurent McAllister
4 Sylvie Bérard
4 Jacques Brossard
4 Michèle Laframboise
4 Luc Pomerleau (critique, etc.)
4 Luc Pomerleau (rédacteur)
3 Jean-Pierre April
3 René Beaulieu
3 Natasha Beaulieu
3 Guy Bouchard
3 Philippe-Aubert Côté
3 Jean Dion
3 Mario Giguère
3 Agnès Guitard
3 Jacques Lamontagne
3 Michel Martin

Je soulignerai d'abord qu'il est possible que j'aie négligé quelques personnes ayant gagné moins de 5 prix, mais la liste devrait être complète au-dessus de cette barre.  Même si cette liste est dominée par des écrivains, il ne faudrait pas la confondre avec un palmarès des auteurs.  En pratique, plusieurs de ces récipiendaires ont remporté des prix dans des catégories ne relevant pas strictement de la création littéraire.  Jean-Pierre Normand est un artiste et illustrateur.   Alain Bergeron, Mario Tessier, Claude Janelle, Élisabeth Vonarburg et moi-même avons remporté plusieurs prix comme critiques et chroniqueurs.  Hugues Morin et Guillaume Voisine ont obtenu la plupart de leurs prix pour leur travail de fanéditeurs.  Je n'ai tenté toutefois une répartition que dans les cas de Joël Champetier et Luc Pomerleau pour distinguer leurs contributions respectives en tant qu'auteur, critique ou rédacteur en chef de Solaris.  Enfin, il convient de noter que cette liste inclut des auteurs fictifs comme Michel Martin ou Laurent McAllister.  Si j'attribue les prix remportés par ces auteurs à leurs parties constituantes (Jean Dion et Guy Sirois, Yves Meynard et moi-même) tout en regroupant les prix gagnés par Joël Champetier et Luc Pomerleau, le classement final (un top 10 des personnes réelles en tenant compte des rangs ex-aequo) ressemble à ceci :


26 Élisabeth Vonarburg
22 Joël Champetier
19 Yves Meynard
19 Jean-Louis Trudel
17 Alain Bergeron
8 Francine Pelletier
8 Daniel Sernine
8 Luc Pomerleau
7 Éric Gauthier
7 Jean-Pierre Normand
7 Mario Tessier
6 Hugues Morin
6 Esther Rochon
6 Guillaume Voisine
6 Jean Dion
5 Claude Janelle
4 Sylvie Bérard
4 Jacques Brossard
4 Michèle Laframboise
4 Guy Sirois
3 Jean-Pierre April
3 René Beaulieu
3 Natasha Beaulieu
3 Guy Bouchard
3 Philippe-Aubert Côté
3 Mario Giguère
3 Agnès Guitard
3 Jacques Lamontagne

Même s'il ne s'agit pas d'un palmarès strictement littéraire, il reflète assez bien plusieurs facteurs : (i) la reconnaissance accordée par les pairs, (ii) la longévité de certaines carrières, et (iii) la multiplicité des rôles de certains récipiendaires.  Je soupçonne qu'un classement des écrivains pur jus laisserait Élisabeth et Yves trôner seuls dans l'empyrée, tout en hissant de plusieurs places des auteurs comme Daniel et Francine.  Eu égard à ses débuts relativement récents, le classement d'Éric Gauthier est fort impressionnant.  En revanche, on pourrait trouver surprenant le classement d'Esther Rochon, une des pionnières de la SFCF moderne, mais le fait que sa production a été moyennement abondante et n'a pas toujours obtenu les suffrages des fans et simples lecteurs explique sans doute le nombre réduit de prix qu'elle a récoltés.

Ce classement n'est toutefois pas le dernier mot en la matière, car on peut aussi tenter de cerner le canon de la SFCF en considérant les auteurs présents dans les anthologies de la SFCF...

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