2012-08-08

 

Rêves de gloire



Roland C. Wagner. Rêves de Gloire. Nantes : Librairie L'Atalante, 2011. 697 pages. ISBN 978-2-84172-540-3

Après Élisabeth Vonarburg, Roland C. Wagner. Tout comme il semblait possible d'associer Reine de Mémoire de Vonarburg à un retour de l'écrivaine sur le passé de ses aïeux (mêlé à de nombreux autres éléments), Rêves de Gloire (ce qui rime avec le titre de Vonarburg) porte sur une histoire très française. Et comme dans le cas de Reine de mémoire, c'est à l'histoire coloniale de la France que Wagner en a. Ce qui fait de ces deux ouvrages des romans post-coloniaux dans tous les sens du mot. Ni l'un ni l'autre ne prétendent réhabiliter l'empire colonial français, mais ils réclament un peu de tendresse pour ceux qui ont été les pions, les laissés-pour-compte, les victimes expiatoires et aussi les simples soldats au service de rêves métropolitains d'une gloriole exotique. En adoptant toutefois une narration au ras des pâquerettes qui ne prend véritablement son envol que bien après le début du combat pour l'indépendance du FLN, Wagner se démarque du traitement plus romanesque de Vonarburg, qui donne carrément le rôle de mauvais génie à un aventurier français en terre étrangère.

Wagner connaît ses classiques. Au fil des pages, il place cet ouvrage sous le signe dickien de l'incontournable uchronie The Man in the High Castle tout en intervertissant deux destins historiques : il fait périr le général de Gaulle au seuil des années soixante et il accorde à Camus de survivre aux années soixante — en se payant le culot de faire écrire à Camus une uchronie dans l'uchronie. La mort du général n'est pas nécessairement souhaitée par l'auteur, mais c'est une nécessité pour obtenir le résultat souhaité : la survie d'une certaine Algérie française. Avant même la mort du général, l'histoire avait déjà changé en 1956, quand le coup de force des Soviétiques en Hongrie avait fait long feu tandis que la coalition anglo-franco-israélienne en profitait pour arriver à ses fins en Égypte. Du coup, les divergences s'accumulent dès les années soixante. L'Union soviétique reste engagée dans la course à la Lune jusqu'à la fin, Kennedy survit à l'attentat de Dallas, la France tombe sous la coupe d'une dictature militariste de droite à la Pinochet en 1973 et l'URSS se débrouille pour durer jusqu'au XXIe s. si j'ai bien compris. Toutefois, la politique internationale occupe rarement le devant de la scène. L'essentiel du roman s'intéresse aux destins d'une poignée de personnages en terre algéroise, c'est-à-dire aux habitants d'une enclave centrée sur Alger qui a survécu à l'indépendance accordée au gros de l'ancienne Algérie française. D'abord territoire français, l'enclave acquiert son indépendance durant les années soixante-dix et se donne un gouvernement plutôt libertaire dont les beaux jours s'étireront sur deux ou trois décennies.

Dans le monde francophone, la sf a souvent été la littérature de prédilection de personnes déplacées, au sens propre ou non, bref, une littérature de l'aliénation privilégiée par des marginaux, des minoritaires, des immigrés de première ou seconde génération, et ainsi de suite. C'est moins vrai dans le monde anglophone, en partie parce que la sf a été plus authentiquement populaire en anglais qu'en français, de sorte que ses amateurs anglophones ont trouvé plus facile de s'en servir pour communier, même de manière décalée, dans le cadre des grands mythes anglo-américains La sf a surgi aux États-Unis au moment où le culte de l'ingénieur et du pragmatisme étatsunien n'était pas loin de son apogée, alors qu'en France, tant le saint-simonisme industriel que le scientisme comtien étaient loin, et presque enterrés.

Dans le monde francophone, la sf est en partie une littérature du décalage, qui permet de jeter un regard inédit sur la réalité qui fait consensus, mais qui ne va pas toujours de soi, en fin de compte. L'uchronie se prête particulièrement bien au petit jeu des comparaisons et Wagner cède sans hésiter à la tentation d'imaginer un autre monde possible.

Il s'agit moins d'une utopie sociale égalitaire que d'un rêve de liberté individuelle. Néanmoins, les parallèles de Rêves de Gloire et du roman Parleur : Chroniques d'un rêve enclavé d'Ayerdhal (en 1997) sont assez frappants. Des renvois implicites à la Commune de Paris à la réalisation d'une utopie politique à l'intérieur d'une enclave géographique, en passant par la valorisation de l'entraide et de la solidarité, les débats suscités par l'option de la non-violence ainsi que les galeries de personnages incluant artistes, militants et leaders charismatiques, les deux romans suivent des chemins certes différents mais jamais tellement éloignés l'un de l'autre, jusqu'à la perspective d'un autre dénouement sanglant susceptible de porter un coup dur ou fatal au rêve de fraternité — encore que l'enclave algéroise de Wagner aura tenu nettement plus longtemps que l'utopie de ParleurRêves de Gloire s'achève toutefois avant que les menaces qui pèsent sur l'existence de la Commune d'Alger se concrétisent.

La dictature militaire en France, qui est le reflet de l'avènement de Pinochet et consorts dans notre propre histoire, est à la fois l'élément déclencheur de l'insurrection libératrice d'Alger et une constante des uchronies : la conservation de la somme de bonheur collectif. Pour que l'Algérois soit heureux, il faut en quelque sorte que la France soit malheureuse. Sinon, ce ne serait pas crédible. Les uchronies trop tranchées — dans le sens de l'utopie ou de la dystopie — passent plus difficilement la rampe. En même temps, il est vrai que le malheur de uns peut stimuler les efforts des autres. En ce sens, l'événement n'est pas gratuit. Néanmoins, le souci de vraisemblance qui perce à quelques reprises dans le roman contribue à une certaine grisaille entretenue par les flous artistiques voulus par l'auteur. Les demi-teintes du réalisme s'opposent aux couleurs plus franches du rêve. L'utopie reste en partie un mirage aperçu de loin.

Cela dit, cette dimension de l'ouvrage demeure relativement secondaire. Pour retenir l'attention du lecteur, Wagner mise plutôt sur des mystères emboîtés, dont la clé pourrait être fournie par un rarissime quarante-cinq tours dont la quête n'est pas sans danger. Deux générations successives de personnages se croisent, souvent ballottés par des événements historiques qui les dépassent, s'insinuant dans les interstices de l'histoire officielle et cultivant leur jardin si bien qu'il leur arrive en fin de compte de changer un peu le cours des choses. Sous le nom de « gloire », l'acide lysergique diéthylamide (LSD) alimente les rêves et accouche les ambitions des personnages les plus actifs, d'où l'intitulé du roman. Mais ce titre a des sens multiples et Wagner pointe aussi les ambitions encore actives à l'occasion aujourd'hui (Sarkozy en Libye, etc.) d'une certaine classe politique française et d'une certaine époque.

Wagner signe un roman choral, raconté par des personnages qui restent essentiellement anonymes et dont les voix ne se distinguent guère, mais qui, en les unissant, composent quelque chose qui est plus symphonique que polyphonique, comme si c'était la trame même de l'uchronie qui s'exprimait. Au passage, le lecteur aura trinqué une dernière fois avec Alain le Bussy, qui offre une bonne bière d'abbaye à un des nombreux narrateurs. D'ailleurs, l'évocation par Wagner d'un mouvement d'idéalistes et de rêveurs qui ont occupé la vieille casbah d'Alger pour en faire une sorte de ghetto fraternel peut également faire penser à l'évolution d'autres petits milieux, à commencer par le fandom de la sf française. Peut-être que ce n'est qu'une parenté d'esprit ou peut-être que les vétérans de l'époque héroïque reconnaîtront d'autres allusions.

Un compte rendu de Rêves de Gloire serait forcément incomplet s'il ne faisait pas état de l'autre uchronie au coeur du roman, soit celle qui est musicale et non politique, et qui transforme l'histoire du rock. Pour un lecteur qui ne connaît pas plus qu'il ne faut les annales musicales des années soixante, l'uchronie imaginée par Wagner restera à certains égards lettre morte, mais le déploiement d'érudition réelle ou inventée doit produire le même effet sur les initiés qu'un bon texte de sf dure qui procure un plaisir de connaisseur né du jeu avec la connaissance scientifique.

Toutefois, une réécriture de l'histoire du rock pour que la musique des années soixante et soixante-dix se soit faite plus en français, avec des vautriens francophones qui anticipent à Alger les hippies californiens, témoigne d'une audace déjà séduisante. Au fond, c'est une expérience linguistique qui ne peut que parler à un Canadien et Wagner va jusqu'au bout en offrant quelques échantillons de paroles en français.

À tous les égards, donc, Wagner signe un ouvrage complet qui réinvente l'histoire, la politique et la culture pour façonner une réalité qui finit par nous convaincre qu'elle valait la peine d'être imaginée.

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