2012-01-07

 

Moi et l'autre / L'autre est moi

Le nouveau roman de Sylvie Bérard, La Saga d'Illyge, n'est en rien une suite de son premier, Terre des Autres. Pourtant, l'histoire du personnage principal, Illyge, prolonge en quelque sorte Terre des Autres et plus particulièrement la mise en scène dans ce dernier roman de Bérard de la souffrance, de la cruauté, de la torture et de la mutilation. L'art d'Illyge consiste justement à en faire autant, d'abord sous la forme de simples graffitis qui représentent des personnes en fâcheuse posture, voire au supplice, puis sous la forme de créations où l'artiste s'intègre à l'œuvre de manière toujours plus concrète afin d'incarner en personne la suppliciée qui, en s'offrant, oblige son public à entrer dans le rôle complémentaire du voyeur ou du tortionnaire. Cette forme de contrainte et de pouvoir sur l'autre obtenue en acceptant l'humiliation et l'impuissance suffit-elle à justifier l'étalage de la souffrance et du sadisme? La question est posée de manière particulièrement acérée par le parallèle que l'on peut dresser avec la démarche littéraire antérieure de Bérard. D'ailleurs, tout comme dans le cas de Terre des Autres, Bérard incorpore à son roman des textes déjà parus, et parfois abondamment retravaillés.

En revanche, le cadre reste flou, moins travaillé peut-être. Illyge habite en un temps et en un lieu qui avancent masqués.

Car, que découvre-t-on en amorçant le roman ? Un futur indéterminé. Des villes qui ont changé de nom. De nouveaux régimes sociaux et politiques, plus ou moins post-démocratiques. Il y a relativement peu d'éléments futuristes. Des « communateurs » font office de téléphones intelligents. Il y a des hologrammes, parfois de grande dimension, et de nouvelles drogues, comme l'élyx.

On songe ici à certaines des nouvelles d'Élisabeth Vonarburg des années quatre-vingt, comme « Dans la fosse », qui restaient délibérément un peu floues pour que le lecteur perde pied et se retrouve au diapason d'un monde sans repères. Ainsi, la Cité, ou tout au moins son Arrondissement rouge, est présentée comme une zone de non-droit, en pleine déliquescence malgré l'existence de services municipaux. L'anarchie est plus fantasmée que réelle, mais c'est quand même le quartier de tous les possibles parce que les interdits absolus sont plus rares. (Ce genre de contradiction n'est pas rare dans certaines fictions récentes, laissant croire que cette dimension gothique de la ville est quelque peu fantasmée.)

Le cadre est suffisamment imprécis pour faire office de tabula rasa à la fois familière et décalée. Ainsi, les personnages habitent une Cité, Saga, en pleine déliquescence dont l'Arrondissement rouge attire les banlieusards qui arrivent des Périphes, en quête de sensations fortes, curieux d'expériences artistiques inédites ou avides de débauches plus ou moins illicites. C'est dans ce
milieu interlope qu'évolue Illyge, une artiste obsédée par son art qui succombera à l'attrait d'une drogue nouvelle, l'élyx, et sera victime d'une mutation inédite qui lui permettra de faire plus ample connaissance avec elle-même.

Tout naturellement, le roman se termine sur une performance où Illyge est en mesure de torturer son double, chair littérale de sa chair, et vice-versa. Les mises en abyme sont vertigineuses et ce jeu de miroirs constitue la part la plus intéressante de l'œuvre, mais aussi celle qui se dérobe le plus à la compréhension du lecteur. La recherche d'Illyge s'explique soit de manière évidente (désir de contrôle suite à une enfance délaissée) soit de manière si hypothétique que le lecteur ne peut être sûr de rien.

De fait, Bérard signe un roman que l'on pourrait qualifier de fuyant. Les personnages aussi avancent masqués, changent de cap, jouent un double jeu... En partie, c'est le résultat des contraintes qu'ils subissent et qui les forcent à louvoyer. Néanmoins, le personnage d'Idrisse, qui partage la vedette avec Illyge, semble mal cerné. D'une part, il est réfléchi et prêche la voie de l'accommodement à sa petite soeur. D'autre part, quand il le faut pour l'histoire, il se montre impulsif, rebelle et entêté sans bon sens. Ainsi, on comprend mal qu'il s'acharne à enquêter sur le cas d'Illyge alors qu'il ne dispose d'aucun élément positif. Il n'est pas en mesure d'échafauder une théorie cohérente et sa motivation personnelle semble se diviser entre l'obsession pour un mystère qui l'a touché de près, un bref instant, et l'envie de s'occuper d'un sujet susceptible de le sortir de son quotidien de misère. Bref, l'explosion de révolte d'Idrisse Sainmarc n'est pas tout à fait crédible, même si on peut s'attendre à tout d'un jeune homme qui fait une thèse de philosophie.

Le flou du cadre et des personnages s'oppose à la volonté d'établir une base crédible, sinon rigoureuse, pour expliquer la mutation d'Illyge. C'est ce caractère contradictoire de la création de monde de Bérard qui en fait un ouvrage insatisfaisant du point de vue de la science-fiction. Surtout que le récit entasse les points d'interrogation et les éléments plus ou moins vraisemblables : de la télépathie entre clones au processus de bouturage qui semble violer la conservation de la masse-énergie ou la thermodynamique.

Même l'aspect génétique, qui a clairement été fouillé, prête le flanc à la critique. Les victimes de l'élyx engendrent un rejeton de sexe différent, de sorte qu'une femme donne naissance à un homme. Or, il est tout au plus question de mutation affectant un gène, pas de synthèse d'un chromosome entier. De fait, le récit explique qu'il n'apparaît pas un chromosome Y venu de nulle part, mais que le nouvel individu d'apparence masculine conserve deux chromosomes X auxquels s'annexe un gène SRY, qui détermine la différenciation sexuelle masculine. Il s'agit du très réel syndrome de la Chapelle, mais le hic, c'est que ce gène lui aussi ne peut venir que d'un individu masculin. A priori, c'est loin d'être clair qu'une porteuse de ce gène pourrait être une femme d'apparence féminine.

Passons sur la rapidité du bouturage. Il faut neuf mois pour faire un bébé et le récit nous demande de croire qu'on peut produire un adulte plus ou moins sous-développé en quelques jours à partir de cellules-souches... En revanche, le roman se termine sur une révélation fulgurante du potentiel de cette mutation, qui explique son intérêt pour les acteurs de l'ombre qui ont tenté d'exploiter Illyge et les autres victimes de l'élyx. On ne peut que regretter que Bérard retarde autant l'intervention de cette idée qui aurait pu animer l'essentiel de l'intrigue alors que l'explication des phénomènes provoqués par l'élyx s'éternise.

Plusieurs narrations se succèdent dans La Saga d'Illyge, de sorte que le lecteur est rapidement dérouté. S'agit-il de l'histoire d'Illyge, d'Idrisse, de la sœur d'Idrisse ou du clone d'Illyge ? Si le roman est insatisfaisant du point de vue de la science-fiction, il me semble également un peu essoufflant pour le lecteur à la recherche d'une histoire qui se tient. Néanmoins, on ne peut contester qu'il s'agit de l'ouvrage d'une véritable écrivaine. Le destin d'Illyge fascine de par sa douloureuse complexité tandis que la conversion de Bérénice, la sœur d'Idrisse, à la morale des Périphes est racontée sans concession. Ainsi, à plus d'une reprise, l'écriture de Bérard fait preuve d'un souffle qui marquera les mémoires.

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