2011-09-13

 

La nébuleuse du Lynx

Que de mots! Le nouveau roman de Louis Hamelin, La Constellation du lynx, a fait grand bruit quand il est sorti l'an dernier au Boréal. L'auteur ne promettait-il pas de révéler les dessous de la crise d'octobre 1970 au Québec et de proposer une relecture radicale de l'histoire? Le lecteur doit toutefois s'armer de patience puisque Hamelin en profite pour récapituler aussi des épisodes relativement connus (assez longuement) et mettre en scène sa propre enquête. Bref, il faut tourner beaucoup de pages pour tomber sur du neuf...

Faut-il classer cet ouvrage parmi les titres de la SFCF? Le fantôme de Paul Lavoie (l'équivalent de Pierre Laporte) intervient à quelques reprises, mais de telle manière que l'hésitation demeure quant au statut de cette manifestation, ce qui permettrait de ranger tout au moins ce texte dans la catégorie du fantastique todorovien. L'action se déroule au Québec et cite des personnages historiques comme René Lévesque, Pierre Trudeau, Pauline Julien et plusieurs autres. Elle fait aussi intervenir des personnages relativement reconnaissables qui portent un nom inventé et qui jouent, pour la plupart, les rôles qu'ils ont joué dans l'histoire connue. Les quelques écarts s'expliquent soit par les partis pris de l'auteur, soit par les versions contradictoires qui subsistent quant au déroulement des événements (en ce qui concerne la mort de Pierre Laporte, par exemple), soit par la thèse défendue in fine par l'ouvrage. Il ne s'agit donc pas d'une allégorie, comme dans Les Paradis de sable de Jean-Charles Harvey, ou d'une uchronie, mais d'un roman à clefs qui esquisse une timide histoire secrète présentée comme si c'était la vraie.

Hamelin ressuscite toute une époque d'une manière convaincante, du moins pour moi qui ne l'ai pas vraiment connue, même si je garde des souvenirs des années immédiatement postérieures. De ce point de vue, certaines scènes sont parfaitement réussies, même si je me demande ce que des lecteurs plus jeunes en retiendraient. D'autres scènes, plus proches de l'époque actuelle, sont moins convaincantes. La quête du narrateur prend le dessus sur un certain réalisme.(La nébuleuse planétaire Jones-Emberson 1 (PK164+31.1) dans la constellation du Lynx photographiée le 12 novembre 2009 avec un télescope d'amateur par Hewholooks)

Né en 1959, Hamelin est en quelque sorte le petit frère générationnel de ses personnages principaux. Il a pour eux beaucoup de sympathie — suffisamment en tout cas pour faire sienne l'hypothèse qu'une nébuleuse de militaires, de policiers, d'agents infiltrés, de provocateurs, d'informations et d'entremetteurs aux allégeances troubles broutant à tous les râteliers aurait tout fait pour faciliter la tâches des felquistes. Mais s'ils leur ont donné la corde pour se pendre, il fallait quand même trouver une poignée de naïfs et d'illuminés capables de s'en servir pour pendre autrui. Les personnages de Sam Nihilo, porte-parole de l'auteur, et de Chevalier Branlequeue, poète dans le genre de Gaston Miron, ont beau tenter de suggérer que le récit officiel de la crise d'octobre pourrait représenter un grand mensonge couvrant la plus grande manipulation politique de l'histoire canadienne (voire des annales mondiales, laisse échapper un obsédé particulièrement grandiloquent, il me semble), il convient de reconnaître qu'en définitive, les révélations promises se réduisent à un tissu de supputations dont la confirmation se trouverait fort commodément dans des archives secrètes et la mémoire faillible de personnes dont le rôle est demeuré ambigu jusqu'au bout. Quand il ne faudrait pas réussir à faire parler les morts...

Même si on fait abstraction des fondements de l'interprétation des événements proposée par Hamelin, il est permis de douter de l'importance qu'il accorde à l'incident. À l'en croire, cette manipulation aurait empêché quelque chose. Or, pour accepter la thèse d'une révolution manquée ou d'une indépendance retardée, il faudrait accepter une uchronie que Hamelin se refuse obstinément à esquisser. Il faudrait croire... quoi donc, au juste? Que tous les attentats et toutes les victimes des terroristes québécois depuis 1963 auraient été entièrement téléguidés par l'armée et la police? Ce que Hamelin ne s'aventure pas à soutenir, ce qui veut dire que si les militaires auraient poussé le FLQ dans le dos pour lui faire sauter le pas en 1970, les factions armées de l'indépendantisme resteraient responsables de leurs crimes antérieurs.

Alors, il faudrait croire... quoi encore? Que le mouvement indépendantiste se serait mieux porté si son armée de l'ombre avait continué à donner dans le vandalisme et le banditisme dans l'éventualité où des agents de l'ombre n'auraient pas joué la provocation ? Que la lutte armée aurait mené à l'indépendance du Québec ?

À moins que Hamelin veuille suggérer que le FLQ serait allé jusqu'au bout de certaines de ses intentions, même sans être poussé dans la voie la plus aventureuse ou la plus extrême par des agents doubles. Auquel cas, il faudrait croire... quoi? Que le PQ aurait obtenu plus de voix ou aurait été carrément élu en 1973 si le FLQ avait pu procéder à l'enlèvement et à l'exécution au besoin de diplomates britanniques et américains, en échappant à toute forme de surveillance policière? Que le référendum de 1980— ou d'une date plus rapprochée encore de 1970 — aurait été gagné si le PQ était apparu comme l'équivalent du Sinn Féin ou de Herri Batasuna, le prolongement présentable d'une armée secrète toujours active parce qu'elle n'aurait pas reçu un coup fatal en 1970 ? Ce sont des scénarios qu'il suffit d'énoncer pour douter de leur vraisemblance. S'il y a eu manipulation, elle aurait très bien pu rendre service à l'indépendantisme québécois en fin de compte en éliminant le boulet qu'était devenue sa branche armée.

Dans l'histoire du Québec, la ferveur indépendantiste se nourrit souvent des espoirs déçus. En 1995, les premières heures du dépouillement du vote ont pu laisser croire à certains que la victoire était dans le sac, d'où l'acharnement à croire qu'elle a été volée. En 1970, la sympathie acquise par le FLQ après l'enlèvement de Cross et l'enthousiasme entendu dans l'aréna Paul-Sauvé laissent croire à certains que le peuple aurait pu être mobilisé pour de bon s'il n'y avait pas eu ensuite l'enlèvement et l'assassinat d'un politicien québécois, revendiqué comme une exécution par le FLQ lui-même. Ce qui oblige Hamelin à monter tout un échafaudage pour disculper les felquistes, au moins moralement, même si ceux-ci ont toujours assumé la responsabilité morale de la mort de Pierre Laporte, justement.

L'intervention de l'armée, de la GRC ou de la CIA (voire du MI-6 et du Mossad, que l'auteur invite aussi dans la danse) n'avait pas été nécessaire pour que les actions antérieures des groupuscules indépendantistes entraînent la mort de cinq personnes (moins connues que Pierre Laporte et presque oubliées) et fassent plus de trente blessés (entièrement oubliés). En fait, qu'est-ce que la mort de Pierre Laporte est censé avoir eu comme conséquence, à part le nom d'un pont sur le Saint-Laurent? A-t-elle porté le coup de grâce au FLQ? Peut-être, mais pas immédiatement puisqu'il a continué de sévir jusqu'en 1971, s'essayant même à une véritable opération de guérilla urbaine à Saint-Henri-de-Mascouche en septembre pour mettre la main sur l'argent de la banque, ce qui avait coûté la vie d'un étudiant de vingt ans, Pierre-Louis Bourret. Pour Hamelin, la police savait et elle est donc responsable, un syllogisme à tout le moins douteux qui enlèverait toute imputabilité aux véritables acteurs.

La mort de Laporte a-t-elle déconsidéré à jamais le PQ? Si peu : aux élections suivantes, il augmentait sa part des suffrages et il se faisait élire en 1976. Six ans et moins d'un mois après la mort de Laporte...

En fait, si la mort de Laporte a desservi la cause indépendantiste, l'invocation de la loi des mesures de guerre a fait au moins autant de mal à la cause fédéraliste. Si le complot de barbouzes postulé par Hamelin avait tout prévu, on se demande bien pourquoi les conspirateurs auraient eu besoin de pousser leurs maîtres politiques à autoriser une grande rafle fondée en partie sur des listes de sympathisants communistes et d'indépendantistes de presque toutes les tendances — sauf la plus violente?

Bien entendu, l'idiotie des felquistes qui croyaient faire avancer la cause par des bombes, des enlèvements et des morts n'exclut pas l'idiotie des autres. Mais l'aveuglement des policiers et militaires canadiens dans le cas de cette rafle est difficilement réconciliable avec le degré d'infiltration supposé par Hamelin. S'il y a eu manipulation, elle servait plutôt les intérêts immédiats des manipulateurs, et non ceux de leurs maîtres politiques. Du coup, l'adage d'Upton Sinclair pourrait s'appliquer : « It is difficult to get a man to understand something, when his salary depends upon his not understanding it! » Hamelin laisse entendre que les marionettistes dans les coulisses auraient agi sciemment et malhonnêtement — ce n'est sans doute pas par hasard que les délires de la conspiration touchent souvent des poètes et des écrivains qui n'ont jamais essayé d'organiser quelque chose de plus compliqué qu'un lancement de livre (avec l'aide d'une attachée de presse)... En fait, Hamelin néglige une autre interprétation : celle de la sincérité intéressée. Felquistes et barbouzes auraient alors été des alliés objectifs qui auraient été les premiers surpris de se faire dire qu'ils collaboraient main dans la main.

Quant au reste, le roman est assez inégal. Pour un certain nombre d'excellentes scènes, on en compte aussi qui ne vont nulle part, avec ou sans style, et les rebondissements de l'investigation par Sam Nihilo semblent souvent plaqués sans grande conviction sur le récit pseudo-historique. Les abondantes recherches de l'auteur n'excluent pas les erreurs. Quand il évoque la loi des mesures de guerre, Hamelin parle d'une vieille loi alors qu'en 1970, elle avait cinquante-six ans et qu'elle avait été invoquée en 1941, moins de trente ans plus tôt. Alors qu'il évoque des événements d'il y a quarante ans, ceux-ci peuvent sembler presque aussi anciens — et donc aussi surannés que la loi en cause est censée l'être... En chemin, Hamelin signe aussi quelques bourdes parfois ahurissantes. Non, lynx en latin ne se dit pas lynz (p. 186). Non, les Grecs n'emploient pas l'alphabet cyrillique pour écrire (p. 409). Et je doute fort que la compagnie Air Transat ait pu noliser une Caravelle au tournant du vingt-et-unième siècle (p. 498).

Bref, il s'agit d'un roman qui restitue les zones d'ombre et les ambiguïtés d'octobre 1970. La thèse plus ou moins explicite de Hamelin convainc peu : elle tient trop de l'apologie pro domo. Mais l'impression demeure que pas grand-monde avait les mains nettes dans l'affaire, ce qui était déjà ressorti assez clairement en 1979. L'indulgence dont ont bénéficié les felquistes s'expliquent ainsi, et non seulement par des raisons de basse politique. Ce qui n'empêchera pas les esprits pondérés de considérer que la fin du FLQ a été salutaire pour la vie politique au Canada.

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