2011-09-25

 

Des livres et de l'art à la sauce des sciences

Dernière journée de mon second colloque de la Society for Literature, Science, and the Arts.

Après les communications d'un prof et de ses étudiants du groupe Hexagram de l'Université Concordia (plus de théorie que d'art, à tel point que c'en est souffrant), j'assiste à la présentation
de Kelly Ladd, de l'Université York, intitulée « What the Anthropocene Smells Like: Biohybrid Noses ». Elle s'intéresse aux nez artificiels dont le développement est de plus en plus commandité par l'industrie de la défense et de la sécurité depuis 2001. Souvent, il s'agit
d'assemblages hybridant des composantes machiniques et biologiques, qu'il s'agisse d'ADN humain ou de cellules animales. Dans le cas particulier d'un nez japonais, son fonctionnement fait appel à des ovocytes d'une grenouille de l'Afrique du Sud (Xenopus laevis) et à des phéromones
d'insectes afin de produire le courant voulu quand une odeur spécifique est détectée. Le capteur en question est placé à l'intérieur d'une tête de mannequin en plastique qui est motorisée de telle façon qu'elle réagit quand le capteur repère l'odeur en cause. L'effet est particulièrement
troublant quand le buste qui cache le capteur se met à tourner la tête comme pour chercher la source de l'odeur...

La grenouille africaine, nous explique Ladd, n'en est pas à sa première mise à contribution par l'humanité technoscientifique. Ses cellules reproductrices sont particulièrement grosses, ce qui permet de les observer assez facilement avec un microscope ordinaire. Du coup, elles ont beaucoup servi dans les tests de grossesse, mais aussi pour étudier l'embryologie, etc. En 1994, une mission spatiale japonaise a procédé à la fertilisation en orbite des œufs de cette grenouille et il s'agirait du premier animal de cette taille à être cloné avec succès. Il s'agit aussi d'une espèce qui est un vecteur privilégié d'une maladie mortelle pour les grenouilles qui serait en partie responsable du déclin des populations de grenouilles de toute la planète. De plus, c'est une espèce envahissante particulièrement redoutable. Elle est vorace, décime les autres variétés de grenouilles, n'a pas de prédateur naturel à part le crocodile africain et survit à l'asséchement total des environnements humides où elle s'implante — après tout, elle a évolué de manière à résister aux sécheresses africaines. Bref, si jamais elle déferle sur les milieux naturels nord-américains, ce sera la catastrophe. Ce qui ne l'empêche pas d'être une espèce que les laboratoires continuent à élever et étudier.

Ladd a défini l'anthropocène comme les connectivités « situées » de telle façon qu'elles nous unissent et réunissent au sein de communautés d'espèces plurielles (situated connectivities that bind us in multispecies communities). Un nez qui réunit des œufs de grenouille, des phéromones d'insectes, des circuits électroniques et une apparence humaine est bien parti pour nous dire
ce que va sentir l'anthropocène.

Cela dit, il ne s'agit pas d'une nouveauté absolue. On pourrait songer à des assemblages antérieurs des êtres humains et d'autres espèces vivantes. Une jambe de bois, après tout, c'est une prothèse en partie végétale...

Pour conclure la matinée et le colloque, j'ai assisté au gros de la communication d'Elliott King, « Stairway to Heaven: Dali's Nuclear Mysticism and the History of Catalan Science ». Il ne s'agit pas nécessairement de la science catalane la plus récente, même au vingtième siècle. Dans le cadre de la résurgence culturelle catalane connue sous le nom de Noucentisme (parce qu'il avait débuté avec le nouveau siècle vers 1900), Dali a pris comme inspiration le grand Francesc Pujols — grand auteur et philosophe — et, accessoirement, Eugeni d'Ors, un personnage plus fuyant quoique essentiel pour le lancement du Noucentisme.

Dans ses écrits philosophiques, Pujols a développé l'idée de l'ascension morale et intellectuelle symbolisée par l'Escalier de la vie, l'Escala de la vida, qui résumait ce qu'il appelait en catalan son hiparxiologi, une science de l'existence.

Mais toutes ces personnes, de Pujols à Dali, se référaient aussi au grand savant catalan du XIIIe s., Ramon Llull. D'autres noms parfois anciens ont surgi, dont celui de Raymond de Sebond (Ramon de Sibiuda) et Juan de Herrera, l'architecte de l'Escorial qui a signé un traité sur la forme cubique, en s'inspirant lui aussi de Llull. La machine combinatoire de Llull aurait inspiré en partie Leibniz et serait dans une certaine mesure à l'origine des premiers tâtonnements en Occident sur la voie de la mécanisation de la pensée. Ceci n'était pas encore clair, je crois, quand Pujols et Dali se sont intéressés à Llull, de sorte que l'histoire de l'apport catalan à l'évolution des sciences et des techniques pourrait encore être réécrit...

Avant de prendre l'autobus pour Toronto, je suis passé au musée. Le musée de Kitchener (qui s'appelle, oui, The Museum) accueillait l'exposition RAM, Rethinking Art & Machine. Si je me fie à mes notes, on y retrouvait une poignée d'artistes dont les créations artistiques faisaient appel à des machines et mécanismes plus ou moins complexes. Il y avait d'abord Manfred Mohr, un cubiste numérique qui avait programmé certaines des premières imprimantes afin de produire des variations sur un thème. La seconde salle était consacrée à Jim Campbell, dont les œuvres étaient nettement plus intéressantes. Certaines produisaient des effets en négatif, en créant des ombres mouvantes en éteignant des lumières, par exemple. Une photo de sa mère était placée derrière une plaque qui s'obscurcit périodiquement (ou quand on se rapproche) et une photo de son père était illuminée au rythme des battements de coeur de l'artiste. Une lecture de la Bible une lettre à la fois (par un logiciel) était moins émouvante, ainsi qu'une image énigmatique produite en faisant la moyenne de l'illumination de chaque pixel de chaque pose d'un film
de Hitchcock (si j'ai bien compris).

J'ai aussi retenu les œuvres de Daniel Rozin : des miroirs interactifs où l'image se convertit en ombres chinoise sur une mosaïque de détritus, se décompose en confettis ou spaghettis numériques, ou en vecteurs schématiques, de telle sorte qu'on se sent beaucoup plus surveillé
que par les yeux (interactifs?) d'Alan Rath. Les sculptures en quelque sorte synesthésiques de Peter Vogel m'ont fasciné puisqu'elles invitent à produire de la musique en projetant son ombre sur des photodétecteurs, ou de la lumière en faisant du bruit. Au sous-sol de l'édifice se trouvaient les sculptures sonores de David Rokeby, le projet « Dark Matter », mais comme elles sont du genre à créer soi-même, il aurait sans doute fallu quelqu'un de plus habile que moi pour en tirer des effets véritablement intéressants. Ou peut-être que je n'étais pas assez sensible aux attraits de l'idée.

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