2011-05-13

 

Les deux espèces de Ying Chen

Après avoir lu L'Ingratitude (1995) et Espèces (Boréal, 2010) de Ying Chen, je constate des parallèles si patents que je résiste mal à l'envie de faire de ces deux livres les produits d'un même procédé utilisé dans une même finalité. Dans l'un comme dans l'autre, le personnage principal acquiert une nouvelle nature qui lui permet d'examiner d'un autre œil sa relation avec un proche. Dans L'Ingratitude, une fille fantomatique se penchait sur sa relation avec sa mère, si je me souviens bien. Dans Espèces, une épouse se transforme en chatte et renouvelle sa relation avec son époux.

Dans Espèces, cette métamorphose fantastique pourrait faire partie d'une série amorcée longtemps auparavant, car la protagoniste fait allusion à des vies antérieures sans que le lecteur puisse savoir s'il s'agit d'une métaphore ou d'un renvoi à des expériences passées. Toutefois, le récit n'approfondit pas cet aspect de la question. Pour la narratrice, la vie de chat est une sorte de fugue qui lui permet de faire l'expérience de l'irresponsabilité tout en se laissant domestiquer par son mari (qui, inversement, se laisse apprivoiser par cette nouvelle créature apparue dans sa vie après la disparition de sa femme). Le lecteur n'en apprend guère plus sur l'enfant qui aurait disparu de la vie du couple. Le récit demeure centré sur la nouvelle existence féline de la narratrice et son passage en revue des qualités et défauts de son conjoint, ainsi que de leur vie conjugale. (Un inspecteur de police harcèle plus ou moins le mari, coupable d'avoir égaré coup sur coup un enfant et une femme, mais cet élément de suspense reste accessoire.)

La première partie du roman est donc dominée par une espèce de procès du mari qui teinte d'ironie les condamnations par la narratrice de ceux qui sont trop enclins à juger autrui :

« De plus, je suis meilleure que lui parce que je n'ai pas l'ambition de noter, de distribuer, d'exhiber ni de chercher à éterniser mes impressions, mes goûts et mes manies personnels, en les élevant à l'échelle de l'art, en méprisant d'autres façons de vivre, en étant sélective et discriminatrice envers ceux qui mènent une vie différente. »

Cette ironie est-elle voulue? Pas certain. Le chapitre 16 introduit un décrochage surprenant : alors que tous les chapitres précédents étaient racontés du point de vue de la chatte, soudain, la narration s'intéresse à l'inspecteur qui enquête sur le mari sans que l'on sache comment la protagoniste peut assister aux événements décrits. Une telle maladresse laisse planer un doute sérieux sur la maîtrise par Ying Chen de sa propre écriture.

En définitive, il s'agit d'un roman où le fantastique est avant tout un prétexte à une réflexion sur les relations de couple. En tant que tel, il n'est pas inintéressant, même si l'ensemble demeure léger. Suggérer que l'homme et la femme appartiennent à deux espèces aussi différentes que l'humain et le chat (ce qui semble bien correspondre à l'une des conclusions essentielles de la narratrice), cela revêt une certaine autorité quand c'est une chatte qui se prononce, mais je ne suis pas sûr que cela représente un grand progrès dans la compréhension mutuelle des hommes et des femmes de ce monde...

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Comments:
Il faut noter que le livre fait suite aux deux précédents de l'auteure, dans lesquels elle racontait l'histoire de l'enfant qui disparaît et, si je comprends bien, expliquait davantage la question de ses vies antérieures. C'était mon premier Ying Chen et moi aussi je me suis retrouvé frustré par ces deux éléments. Je n'ai compris qu'après ma lecture, en lisant des critiques sur le Web, que leur explication se trouvait ailleurs. Au vu des nombreuses redites du texte, je pense qu'il y aurait eu la place d'en mettre un peu plus sur le passé, histoire de ne pas perdre les nouveaux lecteurs...
 
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