2011-01-13

 

Le sexe du milieu

Middlesex, de Jeffrey Eugenides, est un roman qui a fait un certain bruit quand il est sorti, il y a presque dix ans. Je l'ai enfin lu et j'ai pu comprendre une des clés de son succès en constatant qu'Eugenides n'hésite pas à sacrifier aux conventions romanesques. C'est à la fois un des plaisirs et une des faiblesses du roman. Un peu comme dans le cas d'Atonement, j'ai l'impression d'avoir affaire à de la littérature middlebrow qui veut « épater le bourgeois » tout en faisant son petit numéro de charme, un ouvrage qui en jette du point de vue de l'écriture et qui se veut aussi une grande fresque historique, sociale et critique — mais qui est surtout une saga familiale. Certes, la ville de Detroit est dépeinte avec beaucoup d'énergie, de son apogée industrielle de l'entre-deux-guerres à son déclin actuel, qui a parsemé le tissu urbain de terrains vagues, de parcelles ensauvagées et de ruines très photogéniques. En même temps, c'est un peu le destin d'une communauté immigrante, celle des Grecs (anatoliens) exilés par la victoire des Turcs, qui est mis en scène. Il y a la première génération, arriviste, assimilée ou cramponnée à ses traditions. Il y a la seconde génération, carrément assimilée et de plus en plus détachée de sa terre d'origine. Puis, il y a la troisième génération, pour qui le pays ancestral n'est plus qu'un endroit qu'on visite — mais dont les traditions reprennent de l'importance dans les grands moments de l'existence (naissance, mariage, mort).

Les personnages sortent toujours de la moyenne. S'ils sont à Smyrne en 1922, lors de la prise de la ville par les Turcs et l'incendie du gros de l'agglomération, ils font partie des favorisés du sort qui échappent à la mort ou à l'attente de secours incertains. S'ils atterrissent à Detroit durant la Prohibition, ils sont nécessairement mêlés à la contrebande d'alcool, travaillent pour Ford et, de manière un peu plus étonnante, aboutissent dans le temple original de la secte connue sous le nom de Nation of Islam. Si leur commerce est au cœur des émeutes en 1967, ils en ressortent indemnes et plus riches. Et s'ils tombent amoureux, cela peut se passer entre cousins... et même entre frère et sœur. Ce qui fait du narrateur de Middlesex, avec l'aide d'un gène récessif, un pseudo-hermaphrodite.

En fait, tout se tient. Dans une certaine mesure, il faut que le cadre du roman soit baroque pour qu'on accepte un narrateur exceptionnel, et le caractère exceptionnel du narrateur atténue le caractère spectaculaire de certains rebondissements. Bref, si les ficelles peuvent sembler un peu grosses et un peu trop racoleuses, c'est quand même ce qui distingue un certain nombre de romans en anglais, qui conservent une certaine ambition narrative, des ouvrages en français plus ou moins inféodés à l'autofiction (voir le dernier Goncourt).

Néanmoins, tout en ayant lu le roman d'Eugenides avec plaisir, j'ai plus goûté les pages (plus ou moins) historiques que les événements plus récents de la vie de Calliope (à cheval sur les années 60 et 70), dont le récit rappelle de trop nombreux avatars de Bildungsroman. Et les rebondissements forcent parfois la crédulité.

Une des règles de l'écriture narrative, c'est que l'arme à feu présentée au début de l'histoire doit nécessairement servir avant la fin. Accident, meurtre, suicide, peu importe. L'auteur de Middlesex cite nommément cette convention en introduisant un pistolet dans le cadre de l'histoire de Calliope Stephanides — tout en faisant de la révélation de la sexualité ambiguë de son personnage principal, narrateur et narratrice à la fois, la détonation centrale du roman. Le pistolet lui-même ne sert jamais, ni pour défendre le bistro paternel durant les émeutes à Detroit en 1967 ni pour équiper le père de Calliope quand il part livrer une rançon à la personne qu'il croit être le ravisseur de sa fille.

Mais peut-être que l'utilisation d'une arme à feu serait trop banale désormais dans le contexte d'une fiction située aux États-Unis. Trop de duels, de fusillades, d'échanges de tir. Du coup, Eugenides se tourne vers la voiture la plus symbolique des années dorées aux États-Unis, la Cadillac de la famille Stephanides, une voiture qui est de fait une technologie beaucoup plus familière dans la vie de tous les jours. Et la poursuite en voiture est un point d'orgue nettement plus moderne, voie moderniste, que le duel au pistolet. Ce qui permet de faire d'une collision mortelle tout à la fois l'amorce d'un intermède fantastique, une fin tragique et un symbole du déclin de l'industrie automobile (déjà stigmatisée par Unsafe At Any Speed de Nader) qui entraîne celui d'une ville agonisante, Detroit.

Et si ceci nous vaut une agréable envolée fantastique, ce trait est presque trop outré, même s'il présente l'avantage de favoriser les retrouvailles de Calliope avec sa famille tout en lui évitant une confrontation avec son père, qui aurait pu mal finir. Pirouette? Peut-être, hein...

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