2010-12-16

 

Le futur dans la France de l'entre-deux-guerres

L'anticipation dans la France de l'entre-deux-guerres, c'est le sujet d'un livre de Roxanne Panchasi, Future Tense: The Culture of Anticipation in France between the Wars (2009). Mais il ne faut pas se méprendre : même si elle n'hésite pas à citer les romans de science-fiction de l'époque, elle se préoccupe avant tout des autres manifestations d'un souci de l'avenir dans cette France si lointaine et pourtant si proche... (L'absence de la moindre allusion à Régis Messac démontre à quel point la science-fiction est secondaire ici.) Ce qui l'intéresse, c'est le contexte social et culturel d'une France obnubilée par le proche avenir. Et c'est ce qui peut nous intéresser également. Ne vivons-nous pas aujourd'hui dans un monde hanté par le spectre de conflits à venir (avec les extrémistes islamiques ou la puissance montante chinoise, au choix) ? Ne vivons-nous pas une crise financière et économique qui peut rappeler les mois et les années difficiles des années trente ? Ne sommes-nous pas assommés par une propagande qui incline à l'alarmisme sur tous les fronts ? Cela dit, l'histoire ne se répète pas en tous points : la crise environnementale, la décroissance démographique ou la question du pic pétrolier n'ont pas d'équivalents véritables dans la France de l'entre-deux-guerres. Et les menaces montées en épingle par les déclinologues et prophètes de malheur ont rarement la même ampleur que le programme proprement satanique adopté par un pays, l'Allemagne, qui était quelque chose comme la troisième ou quatrième puissance mondiale au temps d'Adolf Hitler...

Panchasi établit des liens qui, dans certains cas, étaient absolument neufs pour moi. Ainsi, dès le premier chapitre, elle souligne le rapprochement que l'on peut faire entre la nécessaire réhabilitation des amputés et le développement de meilleures prothèses, et la popularité croissante de la mécanisation du quotidien. Tandis que les transports en commun s'adaptaient à une population mutilée en introduisant la priorité aux blessés de guerre, des innovateurs se penchaient sur l'électrification et l'automatisation des cuisines, ou sur la mise au point de chaises plus reposantes. Entre les mains d'un Corbusier, même l'humble chaise longue devenait une machine à vivre offrant ce que d'autres appelleraient le « Surrepos ». Du coup, si ce que Panchasi relève en France s'appliquait aussi en Allemagne, il y a de quoi se poser des questions sur la remise en question de la vie — et sur l'apparition de robots (des extensions de l'homme rapiécé avec des prothèses) dans des films comme Metropolis.

Le deuxième chapitre du livre s'intéresse à l'urbanisme du futur dans la France de l'entre-deux-guerres. Outre Le Corbusier (et ses inspirateurs, dont Tony Garnier et Auguste Perret) qui étaient partisans d'une nouvelle architecture en hauteur, ce sont aussi des auteurs de sf (Robida, Gervais et Côté) qui sont évoqués — y compris ceux qui envisageaient la destruction de Paris selon Jean-Marc Gouanvic, que cite Panchasi. La loi Cornudet de 1919 encourage la planification urbaine en France, mais ce sont aussi des considérations socio-politiques qui sous-tendent le débat entre le développement en banlieue d'une « ceinture rouge » (axée sur le logement social) ou d'une « ceinture verte »...

Le troisième chapitre, auquel on doit l'illustration de couverture, se penche sur la hantise de la prochaine guerre en France. En un sens, la ligne Maginot est un monument à une pensée futuriste, peut-être un des plus grands ouvrages d'art entièrement dictés par une vision de l'avenir plus que par le contexte présent. En même temps, la peur de la guerre à venir est aiguisée par la possibilité du déploiement de nouvelles armes terribles — en particulier les gaz toxiques...

Le quatrième chapitre analyse les discours de l'époque qui faisait des États-Unis d'Amérique l'expression même du futur, en les opposant ou non à une certaine idée de la « civilisation française »... L'avenir était littéralement devenu un pays étranger. Quant au dernier chapitre, il se penche sur la vogue de l'espéranto en France et sur les tentatives de s'en servir pour faire échec dans les contextes internationaux à la prédominance grandissante de l'anglais.

Présenté de cette manière, l'ouvrage de Panchasi est clairement un peu hétéroclite, et un peu trop court. Mais il permet de mieux comprendre les auteurs contemporains de science-fiction qui devaient vivre avec ce sentiment partagé en France d'une rupture à venir, à la fois désirée et redoutée. À tout le moins, il n'est pas inutile de rappeler que l'anticipation de bouleversements à venir était essentiellement correcte... Espérons que ce livre servira de pierre angulaire à de nouvelles investigations et des réflexions plus approfondies.

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