2010-05-30

 

Transgressions littéraires

Amené à relire certains textes fondateurs de l'aventure Limite (groupe de sept écrivains français qui se mirent en tête, vers 1986-1987, de composer un collectif dont les nouvelles aboliraient les distinctions entre la science-fiction et la littgén, ainsi qu'entre les individualités des auteurs) et commentaires ultérieurs, comme ce bilan de Berthelot en 2003, je suis frappé par l'importance donnée (même rétrospectivement) à la dimension transgressive de l'expérience.

Dans le commentaire de Berthelot, la référence à la « transgression » et les vocables connexes (transgressifs, etc.) reviennent dix-huit fois. Certes, Berthelot intègre dans son bilan la définition d'un nouveau concept, celui des fictions transgressives, mais tout cela n'est guère convaincant. À l'époque, je n'avais pas été impressionné non plus : si j'avais beaucoup aimé les romans individuels de plusieurs auteurs du groupe (en particulier, ceux de Berthelot, Jouanne et Volodine) ainsi que certaines de leurs nouvelles individuelles, les textes de Malgré le monde ne m'avaient pas convaincu.

Le plus amusant dans cette volonté transgressive, c'est l'absence de reconnaissance par les auteurs de Limite du fait qu'ils enfonçaient des portes ouvertes, du moins en France. Berthelot soutient que « [f]ace à une SF tournée vers la science et l'action, les auteurs de Limite ont chercher [sic] à créer des univers, non en se basant sur le progrès technologique, mais plutôt en abordant de façon poétique les domaines liés à l'inconscient, individuel ou collectif.» Mais soyons sérieux : qui donc, en France, écrivait durant les années 70 et 80 des récits de science-fiction tournés vers la science ou célébrant le progrès technologique? Il aurait fallu que Limite écrive en anglais pour véritablement trancher sur un quelconque consensus de ce genre...

Plus sérieusement, le concept même de transgression traite la règle comme la norme et embrasse, comme le fait Berthelot, aussi bien les transgressions de l'ordre du monde (qui mettent en scène des phénomènes contraires à l'ordre naturel — et spécifiquement voulus comme invraisemblables puisque la science-fiction le fait aussi) que les transgressions des lois du récit. Quelque part, c'est très français de poser ces deux types de transgressions comme équivalents. Dans la réalité, les événements obéissent rarement aux lois du récit, sauf dans la mesure où nous arrivons à imposer un certain ordre sur nos propres vies. Mais un effort d'organisation peut-il se confondre avec des lois jugées si lourdes et contraignantes que les transgresser semble audacieux? Je ne crois pas. Au contraire, il me semble que ce sont les règles narratives qui sont transgressives.

Une parole ou une écriture vraiment libre sauterait, comme on le fait dans une conversation ou un soliloque intérieur, du coq à l'âne, ferait intervenir des inconnus et des faits incongrus dans la suite des événements, passerait de la vulgarité à l'abstraction en une fraction de seconde, mêlerait les superstitions et les observations les plus concrètes, ne chercherait pas à tout expliciter ou expliquer... Les règles du récit subvertissent l'ordre du monde. Par conséquent, les auteurs qui cherchent à les transgresser ne font que se plier au désordre de l'existence vécue. Ce n'est donc ni très audacieux ni très intéressant — du moins si on n'y intègre pas un effort artistique additionnel, en sous-main, qui ressuscite alors une expérience structurée (narrative ?) mais en ajoutant l'hypocrisie à l'incohérence... La cohérence et l'organisation du chaos restent les plus grands défis.

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