2010-03-24

 

La bonté instinctive et la punition apprise

En psychologie, plusieurs expériences (dont celle de Gürerk et Rockenbach que je décrivais rapidement dans ce billet) semblent avoir démontré que les êtres humains optent spontanément pour l'équité et la générosité dans leurs rapports avec autrui et favorisent la punition des tricheurs. Toutefois, une nouvelle étude publiée par Joseph Henrich et ses collaborateurs dans le numéro du 19 mars de la revue Science suggère qu'il faut se garder de généraliser trop rapidement. La tendance au partage et à la punition des tricheurs varie en fonction de la taille des communautés et aussi de leur participation à une économie de marché. (Cette participation était mesurée en calculant la proportion de la ration quotidienne de nourriture qui provenait de transactions complétées hors du cercle familial.) Plus une communauté est populeuse, plus elle est encline à punir les tricheurs. Plus l'économie de marché accapare une part importante de la satisfaction des besoins de base, plus les individus sont généreux.

À bien y penser, ceci aurait dû être évident. Essentiellement, la bonté, la générosité et la réprobation des tricheurs sont des fonctions nécessaires de l'interdépendance des individus. Une communauté autarcique peut se permettre d'être égoïste parce qu'elle n'a pas besoin qu'on lui rende la pareille. En revanche, une communauté dépendante d'une autre pour un bien essentiel doit apprendre à donner sans espoir de retour immédiat afin d'entretenir une relation à long terme.

De même, une petite communauté peut tolérer un tricheur parce que tout le monde le connaît, de toute façon. Mais l'anonymat des grands groupes multiplie la capacité de nuisance des tricheurs (la communauté des internautes est sans doute déstabilisante parce que la capacité de nuisance accrue des cyberfraudeurs et cybervandales ne s'accompagne pas encore de punitions correspondantes) et impose des punitions plus sévères.

Cela expliquerait-il certains phénomènes du monde moderne? Prenons les États-Unis, qui se distinguent de pays plus petits (comme le Canada) par la générosité des individus (des contributions charitables très élevées) et par la répression des contrevenants (utilisation de la peine de mort, etc.). La Chine est encore plus peuplée que les États-Unis et, pareillement, se distingue par la rigueur des punitions et par la capacité de dévouement de sa population. En Chine, la générosité que l'on observe dans un pays occidental sous la forme du bénévolat ou des dons charitable pourrait s'exprimer plutôt sous la forme du patriotisme... On attribue parfois la capacité de mobilisation des Chinois à un appareil étatique dictatorial, mais il faudrait peut-être poser la question de savoir si ce n'est pas d'abord propre à une communauté nationale particulièrement populeuse.

Du coup, des pays moins peuplés que la Chine ou les États-Unis n'ont pas à se vanter de leur plus grande indulgence en matière pénale (ou à déplorer un moins grand engagement social de leurs citoyens) : ce n'est que la conséquence, au Canada comme en France, de la moindre taille de leurs communautés nationales...

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Comments:
Très intéressant d'avoir enfin une étude scientifique sur cette question. :)
 
I need to read the study, but anecdotally it does seem that people are more willing to give to people they know (or know something about) and more likely to punish people they do not know. Interesting to see how the numbers do not apparently bear that out. I wonder if anyone has done a study on characteristics of countries vis a vis the social provision which they make, governmentally, for their most needy inhabitants. I don't know much about the Chinese social welfare system (aside from the "iron rice bowl" of benefits once available solely holders of valuable city hukou) but I do know the US is very stingy in this regard for all the supposed munificence of its inhabitants. Meanwhile smaller countries tend to have more developed social welfare systems. So perhaps what is seen with large countries is that people are selfish when it comes to giving to everyone in the group who may need it, but are willing to give when presented with a "poster child". The narrative seems to be that recipients of charity will be grateful, but of state aid will be lazy. Perhaps the idea is that recipients of charity will be humbled and made subordinate to the wills of those who give to them, and there is a fantasy among those who oppose state aid that the state will not do the same thing. So the smaller (vis a vis population, not just landmass) countries turn out to be better places to live in the long run. Just a guess. Perhaps the scholars addressed this.
 
C'est compliqué de comparer les aides sociales dans chaque pays, mais une étude de l'OCDE publiée en novembre 2009 a essayé de le faire de façon rigoureuse. En page 26, on découvre que le Canada dépensait en 2005 environ 16,5% de son PIB en aides sociales de tout genre et les États-Unis 15,9% de leur PIB. Et les dépenses gouvernementales pour les soins de santé représentaient pratiquement la même proportion du PIB!

Par contre, il y a aussi des dépenses sociales privées (dons, assurances, etc.). Au Canada, elles représentaient 5,5% du PIB et aux États-Unis 10,1%.

Enfin, quand on tient aussi compte de la fiscalité (qui récupère une part plus ou moins importante des bénéfices sociaux), le total des dépenses sociales nettes (en pourcentage du PIB) dans les pays de l'OCDE ressemble à ce qui suit pour les pays les plus riches, dans l'ordre de leur population (en millions) :

Nouvelle-Zélande — 4,3 — 18,8%
Norvège — 4,9 — 19,7%
Suède — 9,3 — 29,3%
Belgique — 10,7 — 26,5%
Australie — 22,0 — 21,7%
Canada — 34,0 — 23,3%
Royaume-Uni — 61,5 — 29,5%
France — 65,5 — 33,6%
Allemagne — 82,0 — 30,2%
Japon — 127,3 — 22,8%
États-Unis — 306,0 — 27,2%

Surprise! Les États-Unis dépensent plus que le Canada. De fait, la tendance confirmerait approximativement les résultats de l'étude parue dans Science, avec des exceptions à la hausse (la Suède) et à la baisse (le Japon). Les États-Unis sont en-dessous de la moyenne, mais ils consacrent néanmoins une plus grande part de leur PIB aux dépenses sociales que tous les pays de moins de 60 millions d'habitants sauf la Suède.

Ceci pourrait donc confirmer que la générosité est, en partie, une fonction de la population et du degré de participation à l'économie de marché... Ceci dit, j'aimerais disposer de sommes absolues corrigées pour la pyramide des âges et la parité du pouvoir d'achat. Ce serait possible de le calculer, mais ce sera pour une autre fois...

P.S.: Évidemment, aux États-Unis, une partie des dépenses dites sociales profitent d'abord à ceux qui sortent l'argent de leur compte en banque : les soins de santé, p. ex. Ces dépenses dites sociales ne se confondent pas exactement avec des dépenses altruistes; de ce point de vue, les dépenses purement collectives seraient plus pertinentes, mais il faudrait également les corriger pour la part reprise par le fisc.
 
Intéressant en tous cas, je me demande ce qu'en penseraient certains de mes profs, tiens :)
 
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