2009-11-19

 

Avant le chaos

Avant le déluge aurait été le titre médité à l'origine pour ce court recueil de nouvelles, ou du moins pour sa première version parue en 1945, plus légère de quatre nouvelles ajoutées dans la seconde édition en 1964. L'auteur natif du Québec, Alain Grandbois, avait hérité jeune d'une fortune considérable qui lui avait permis de voyager ensuite à sa guise autour du monde durant l'entre-deux-guerres. Le monde avait rétréci (ce dont témoignaient Albert Londres, Life et Tintin) et le narrateur de certaines nouvelles doit se défendre d'avoir la même conception du voyage que les clients d'American Express ou de l'agence Thomas Cook... Ce snobisme plus ou moins assumé précipitera d'ailleurs Grandbois dans des voyages un brin périlleux, mais qui le marqueront durablement et les nouvelles d'Avant le chaos témoignent de ses expériences d'un monde qu'un Québécois pouvait arpenter.

Une courte préface de l'auteur est bien tournée, mais peu convaincante. Elle trahit la conviction de Grandbois d'avoir connu une époque privilégiée, avant le déluge qui devait emporter tant d'institutions séculaires et de valeurs autrefois acquises. Un âge d'or défunt : « Ce monde d'hier est fini. » Comme préfacier, il succombe à une double illusion. L'époque des voyages n'était aucunement révolue, même si les décennies suivantes allaient voir les barrières, les rideaux de fer, les murs et les barbelés se multiplier. Mais si les formalités allaient rendre les périples plus compliqués, les progrès technologiques allaient les faciliter. L'ère du jet set ferait définitivement oublier les ors passés du temps des palaces, des sleepings, des paquebots transatlantiques et des clubs coloniaux. Même au Québec, un certain Pierre Elliott Trudeau s'apprêtait en 1945 à se lancer dans sa propre course autour du monde, qui serait plus courte, mais pas nécessairement moins riche.

La sortie en 1944 du recueil de poésie de Grandbois, Les Îles de la nuit, avait révélé une création libre et ardue, qui tranchait sur l'essentiel de la production contemporaine au Québec, à quelques exceptions près. La lecture de son recueil confirme qu'une nouvelle époque s'annonçait : plus cosmopolite, plus subtile, curieuse de transcendance sans être enchaînée par les dogmes religieux.

Trois des nouvelles ajoutées en 1964 dataient des années quarante et elles auraient pu être intégrées au recueil de 1945. La quatrième nouvelle, « Julius », publiée en 1959, s'est sans doute greffée aux autres textes parce qu'elle avait pour cadre la Côte d'Azur que l'on retrouvait dans plusieurs de ces réminiscences de l'entre-deux-guerres plus ou moins romancées par l'écrivain.

Si la mémoire de Grandbois embellit ces années grevées par la crise économique, la montée des totalitarismes, les derniers grands crimes de l'impérialisme et les expérimentations militaires, ce n'est pas seulement parce que Grandbois a vécu dans une bulle luxueuse. Même aujourd'hui, il reste malaisé de voir l'entre-deux-guerres autrement. L'époque contenait en germe la guerre, le feu atomique, la décolonisation et la division du monde en camps surarmés, mais elle s'accordait encore un droit à la candeur, voire à l'espérance. Un citoyen occidental jouissait encore d'une liberté de mouvement presque sans limite, des portes de la Somalie aux contreforts du Tibet. Et si les certitudes d'alors semblent naïves, c'est que nous savons dans quelle machine broyeuse toute une civilisation était sur le point de s'engouffrer. L'époque y gagne a posteriori un charme fragile et poignant.

D'ailleurs, si Grandbois s'attendrit sur sa jeunesse, il n'est pas entièrement dupe. Ses propres nouvelles rappellent les cruautés de cette époque. La violence et le chaos des révolutions. Le triste sort des réfugiés, des apatrides déracinés et des exilés déchus. Les maladies incurables, que l'on parle de la tuberculose ou de la dépendance à telle ou telle drogue. Les attentats meurtriers pour telle ou telle cause politique. Et la tentative désespérée de la jeune Chinoise Fleur-de-Mai pour échapper à son destin est trop grave pour alimenter un romantisme facile ou souligner le pittoresque du voyage.

Bref, c'est non seulement le livre à découvrir d'un véritable écrivain, mais d'un véritable humain.

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