2009-09-13

 

Les géographies évanouies

(Extrémité est de la nouvelle façade de l'Art Gallery of Ontario conçue par Frank Gehry)

Toronto n'est plus la même. Sa géographie a changé, à toutes les échelles. En arrivant hier, j'avais déjà repéré un nouveau gratte-ciel, au sommet à l'image d'une nasse à mi-chemin entre la ruche extraterrestre et la proue d'un vieux galion. En me rendant à l'auberge de jeunesse, j'ai remarqué qu'un ancien commerce — restau ou supermarché — avait fermé, ses façades désormais cachées par des panneaux de contreplaqué. Dans les airs comme dans les rues, des petits changements se sont accumulés depuis ma dernière visite. (Extrémité ouest de la nouvelle façade de l'Art Gallery of Ontario conçue par Frank Gehry)

C'est aussi la géographie intime de la ville qui a évolué. J'avais mes habitudes à Toronto, autrefois, quand je descendais chez ma tante et que je savais où acheter le journal ou des jetons de métro, combien de temps durait le trajet jusqu'au centre-ville, où trouver les guichets automatiques de ma banque en chemin... Mais ces jours ne reviendront plus, à moins que je bascule un jour dans un univers distinct, où les morts ne sont pas morts et les vivants ont souffert d'autres deuils. Du coup, je dois changer mes petites habitudes torontoises et c'est un peu douloureux — non pas d'en créer de nouvelles, mais de faire une croix définitive sur les anciennes et tout ce qui leur était associé.

C'est ce qui explique sans doute pourquoi je ne suis pas le seul à me faire difficilement à une nouvelle configuration de ma réalité. Nos politiciens aussi tendent à rester fidèles à des géographies évanouies. Dans les rues de Toronto plus encore que dans celles de Montréal ou Ottawa, il est clair que l'ancien Canada dont la population était majoritairement d'origine européenne ne survit plus que dans les régions rurales et éloignées comme le nord de l'Ontario. À Toronto, le fossé est grand entre les visages que l'on croise dans la rue et ceux que l'on voie à la tête des partis au Parlement. (Le fossé serait moins grand si on se référait à la présidence des États-Unis, mais, voilà, c'est au Canada que Barack Obama aurait dû être élu. Sauf qu'il n'aurait pas réussi à se présenter à la tête d'un de nos partis contrôlés par des caciques régionaux grisonnants.)

À cet égard, le choix libéral de se jeter dans les bras de Michael Ignatieff, sous prétexte de retrouver l'éclat intellectuel d'un Trudeau, fait figure de choix passéiste. Bref, d'un choix par trop fidèle à une géographie évanouie du Canada, et d'un choix qui ne tranchait pas vraiment sur les autres choix des partis présents à Ottawa. Il n'y a vraiment pas de quoi s'étonner ensuite que des partis aussi déconnectés échouent à susciter l'enthousiasme des électeurs.
(L'architecture nouvelle de la façade de Frank Gehry pour l'Art Gallery of Ontario)

Aujourd'hui, j'ai tout juste eu le temps de consacrer une brève visite au Musée des beaux-arts de l'Ontario. Je ne suis certainement pas resté assez longtemps pour souffrir du syndrome de Stendhal, mais j'ai pu faire le tour du rez-de-chaussée, qui offre une sélection choisie d'art européen, surtout sous la forme de tableaux, mais sans exclure des manuscrits, miniatures et sculptures. Cette collection internationale aux liens souvent ténus avec le Canada, l'Ontario ou Toronto souligne l'entreprise coloniale qui fait de ces ouvrages artistiques d'ailleurs les références primordiales de la culture canadienne. Du coup, ce n'est ni le pittoresque délibéré des représentations d'autochtones ni le vide inquiétant des paysages canadiens ni les quelques créations artistiques des Premières Nations admises par acquit de conscience qui en disent le plus sur le détachement de Toronto par rapport à son contexte, mais tout simplement l'entreprise muséale au complet... en attendant que je visite le reste de l'institution et que je me forge une autre idée.

Cet autre Canada que j'ai visité en juillet me hante encore. La combinaison des paysages, des pétroglyphes et de la statuaire routière moderne (oie de Wawa, ours, originaux, etc.) révélait un autre cosmos mental, étranger aux artistes urbains, mais qui unit les habitants d'hier et d'aujourd'hui, qui vivaient et qui vivent aux portes de la forêt, qui en connaissent les créatures et qui n'hésitent pas à les côtoyer. Difficile de tomber aussi rapidement que d'habitude sous le charme de tableaux qui appartiennent aussi clairement à une culture lointaine et qui me rappellent avec insistance que sous ce musée, sous le pavé de Toronto, sous les gratte-ciels, il y a eu une autre géographie, aujourd'hui évanouie.

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Comments:
Beaucoup de nostalgie dans ce billet, très touchant, je trouve, très personnel.
Contrairement à ce que les gens pensent, il est souvent bien plus difficile de revisiter des endroits connus (et aimés) que de simplement découvrir des endroits inconnus.
Et il est toujours triste de découvrir, en lieux auparavant connus, que ce que l'on a aimé n'existe plus. On a parfois l'impression de s'être fait volé quelque chose de personnel.
 
Oui je suis d'accord avec Hugo. Je suis de Lyon, mais après plus de deux ans sans y avoir remis les pieds, je me demande quels changements me fera sentir étrangère dans ce qui fut ma ville pendant 35 ans.
Le mobilier urbain des bus avait changé de forme et de couleur, mais les amis sur place ne le remarquaient plus en 2007.
C'est la trace du temps que de constater les changements de la ville. La trace d'une mémoire personnelle aussi.
 
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