2009-02-11

 

Suicides et pesticides

On a souvent fait état, dans certains milieux, de la recrudescence de suicides parmi les fermiers en Inde, ce qui serait dû à l'appauvrissement entraîné par la conversion de l'agriculture de subsistance à des pratiques industrielles et à la pression exercée par les compagnies semencières et les fabricants d'engrais ou de pesticides. On cite des statistiques apparemment effarantes : 100 000 suicides d'agriculteurs entre 1998 et 2003, motivés par l'endettement; ou 138 000 de 1995 à 2003; ou 180 000 suicides de fermiers et de leurs proches entre 1997 et 2007 selon une autre source... Et on évoque le cas de nombreux patrons et pères de famille qui, incapables de rembourser leurs dettes accumulées, choisiraient de s'empoisonner en utilisant les pesticides qu'ils ont précisément achetés à crédit.

Cependant, il est très difficile d'obtenir des taux fiables pondérés en fonction de la population considérée (sans parler de l'âge ou du sexe). Par exemple, on évalue à 600 millions de personnes la population qui se consacre à l'agriculture en Inde; ailleurs, on parle de 60% d'une population de 1,15 milliards de personnes, ce qui serait plus proche de 700 millions de personnes. Prenons ce total de 180 000 suicides en dix ou onze ans. Si on le rapporte à une population de 630 millions, on obtient un taux de suicide de l'ordre de 2,6 par 100 000 personnes par année.

En guise de comparaison, selon ce rapport (.PDF) de l'Institut de la Statistique du Québec, le taux de suicide des femmes a oscillé entre 5 et 10 par 100 000 au Québec de 1971 à 1995 tandis que le taux de suicide des hommes a grimpé de plus de 15 par 100 000 à plus de 30 par 100 000, durant la même période. À première vue, les Québécois auraient de bien meilleures raisons de mobiliser la compassion du monde...

On tend à suggérer que les statistiques officielles de suicides chez les agriculteurs excluraient les suicides des femmes, des métayers et des journaliers. Certes, ce n'est pas impossible : cet article relève que pour l'Inde entière, les suicides de fermiers représentaient, en moyenne, 15% de tous les suicides enregistrés de 1995 à 2003 — alors que, je le rappelle, la population qui se consacre à l'agriculture représenterait 60% de la population indienne. L'enregistrement des suicides par les policiers ruraux serait donc au cœur du problème. Grosso modo, on peut calculer assez facilement que si le taux de suicide était le même dans le secteur agricole qu'à l'extérieur de ce secteur, il faudrait multiplier par dix le taux de suicide des fermiers et de leurs proches. Dès lors, le taux de suicide serait réellement très élevé, à peu près le double du taux de suicide global au Canada.

Mais tant qu'à faire, on pourrait aussi supposer qu'il est vingt fois plus élevé! En l'absence de données additionnelles, on spécule dans le vide. Il ne s'agit pas seulement de faire dire ce qu'on veut aux statistiques, mais de dire ce qu'on veut à la place des statistiques. À ce jeu, on gagnera toujours. Bref, il existe peut-être une crise agricole en Inde liée à sa modernisation, mais il est très difficile de savoir s'il s'agit d'une crise aiguë, ou d'une mutation qui fait succéder les échecs de gestion dans un nouveau cadre commercial à la misère brute comme mobile de suicide, les totaux restant stables même si les causes changent.

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