2008-04-17

 

L'épreuve des fleurs

Le nouveau roman de fantasy de Jay Lake, The Trial of Flowers, n'est pas pour les enfants. Il y a d'ailleurs quelque chose qui peut rappeler Gene Wolfe dans l'emploi de mots recherchés, l'évocation de coutumes cruelles et la description d'une ville riche d'un passé lourd à porter. Mais l'intrigue se veut beaucoup plus lisible que dans un roman de Wolfe. La complexité est le fruit de l'abondance de personnages, d'enjeux et de mystères, et non d'une structure ou d'une essence qui se dérobe à la compréhension. Une fois passé les premières pages, le lecteur se retrouve en terrain familier. Pour sauver la ville, une alliance hétéroclite se noue autour d'un jeune aristocrate déchu, Imago de Lockwood, afin de lui permettre d'accéder à un poste municipal depuis longtemps vacant en exploitant un précédent juridique à moitié oublié. La ville est menacée par une invasion appréhendée de barbares, mais aussi par des manifestations surnaturelles de plus en plus menaçantes. Le conseil des édiles et bourgeois de la ville est impuissant, et le mage Ignatius a disparu. Les alliés d'Imago croient donc que la ville a besoin d'un individu investi d'une autorité renouvelée et ils complotent pour lui permettre de devenir lord-maire... avant de se rendre compte qu'ils ont focalisé des énergies favorisant le retour d'ancieux dieux avides et sanglants. Et c'est ce retour pressenti qui motive l'intervention des barbares du nord...

Sous l'église du Mont-Saint-Michel, il y a la chapelle de Notre-Dame-Sous-Terre, où on peut voir les restes d'un mur cyclopéen et d'un renfoncement (il me semble) qui sont les derniers restes d'un sanctuaire érigé par l'évêque Aubert d'Avranches au VIIIe siècle, à la ressemblance de la grotte du mont Gargan en Italie, où l'archange Saint-Michel était apparu pour consacrer le changement de vocation d'une ancienne grotte dédiée à Mithra... L'impression d'ancienneté que j'avais ressentie en visitant Notre-Dame-Sous-Terre, Lake a parfois réussi à me la faire ressentir au cours de ma lecture. Moins protéiforme que la New Crobuzon de Miéville, la cité impérissable de Lake a quelque chose de plus réel, malgré la profusion d'anciens dieux et de créatures surnaturelles. Quand Imago et ses compagnons s'enfoncent sous terre pour retrouver les tombes des anciens dieux, on songe aussi à la grotte de Romulus et Rémus récemment retrouvée à Rome. (Et la Cité Impérissable doit plus qu'un peu dans sa conception à la Ville Éternelle.)

Mais ce goût pour le passé est poussé un peu loin quand Lake accepte aussi un dénouement digne de la logique de ces lointaines époques. Pour sauver la Cité Impérissable du retour des dieux chtoniens, les principaux personnages sacrifient leur vie, leur chair et leur amour. Ce choix du sacrifice délibéré et de l'immolation volontaire matérialise un certain fantasme christique, mais le lecteur moderne ne peut pas ignorer que, dans la plupart des cas, nous réprouvons ceux qui se sacrifient ainsi, qu'ils s'agissent de kamikazes et de terroristes qui se font sauter, voire de moines qui s'immolent par le feu. Un marché faustien est-il plus moral et justifiable quand il est conclu pour une fin jugée louable? quand il est consensuel et informé de part et d'autre?

Un jour, il faudra sacrifier l'idée même du sacrifice. Le sacrifice n'est pas une solution aux dieux chtoniens, c'est la réponse qui engage le dialogue et accepte leurs exigences... La civilisation occidentale s'est construite sur la transformation par le christianisme du sacrifice christique en un rite purement symbolique, coupant les fidèles de l'antique tradition des sacrifices animaux ou humains. J. R. R. Tolkien avait vu de ses propres yeux ses amis se sacrifier pour leur civilisation; ce n'est sans doute pas un hasard si Frodon donne beaucoup pour sauver la Terre du Milieu, mais sans se soumettre à l'antique loi du sang pour le sang. Frodon s'est dévoué pour ses semblables, mais « the last full measure of devotion » n'équivaut pas à une acceptation de cette exigence vampirisante. Tolkien ne rejetait pas la réalité du dévouement des volontaires anglais partis à la guerre, mais il était sans doute plus proche du « Dulce et Decorum Est » de Wilfred Owen qu'on l'a parfois dit...

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