2008-01-28

 

Introduction à la mécanologie

Lundi dernier, Vincent Bontems offrait au CIRST un visionnement d'un documentaire de 1970, Entretien sur la mécanologie, réalisé par Jacques Parent du ministère de l'Éducation du Québec pour l'Office du film du Québec. Ce film existe en deux parties (ou versions?) à la Cinémathèque québécoise. Il s'agit d'une entrevue de Gilbert Simondon (1924-1989) menée par Jean LeMoyne (1913-1996) durant l'été de 1968.

Protégé de Canguilhem, Simondon avait étudié la philosophie, la physique et l'électronique à l'École Normale. Au sortir de l'école, il enseigne la physique dans un lycée, puis la philosophie à la Sorbonne, mais dans un département de psychologie, avant de s'établir pour de bon.

Sa réputation repose en grande partie sur deux ouvrages tirés de ses thèses : L'Individuation à la lumière des notions de forme et d'information (2005) et et Du mode d'existence des objets techniques (1958). Mais les historiens et philosophes des techniques retiennent surtout le second, et c'est de celui-ci dont voulait parler Jean LeMoyne quand il était venu du Canada en 1968 pour rencontrer Simondon.

Dans ce qui suit, je note ce que j'ai retenu de l'entretien, en attendant de m'en procurer un exemplaire. Il se mêle à mes notes mes propres pensées et points de vue, de sorte qu'il sera intéressant un jour de les ressortir pour les comparer au film, ou à mes propres notes antérieures sur Simondon dans ma thèse, mais qui remontent à des lectures vieilles de dix ans et plus...

Simondon parle d'abord de l'outil comme intermédiaire entre l'humain et la nature. Il cite ici Leroi-Gourhan (mais on pourrait aussi songer à MacLuhan). LeMoyne tente de lui faire dire en quoi la machine diffère de l'outil et Simondon évoque l'ajout de pièces nouvelles, fait allusion à l'assemblage de pièces dissemblables (un chariot serait donc une machine, qui incorpore une machine simple, la roue, dans un ensemble plus grand) et souligne l'importance de la viabilité de la machine, qui ne doit pas être « auto-destructive » (une lampe brûle son combustible, et non elle-même). La stabilité est donc une condition d'existence des machines. Pour l'entretenir, il faut compter sur des circuits d'information, puisque le fonctionnement d'une machine implique une gestion des informations brutes et une homéostasie, ce qui rappelle à quel point Simondon a été influencé par les cybernéticiens.

En ce qui concerne les influences, Simondon cite le catalogue de mouvements mécaniques de Franz Reuleaux (1829-1905) et « l'anticipation scientifique » de son quasi-contemporain Jules Verne (1828-1905). En revanche, il critique les « grossièretés » énoncées au sujet de la « civilisation technicienne » (ce qui renvoie à Jacques Ellul) ou la société de consommation. À la rigueur, notre civilisation est « mal technicienne ».

De retour aux objets techniques, Simondon cite l'unité comme première caractéristique. Là-dessus, il mentionne enfin nommément Norbert Wiener et, pour parler d'obsolescence, sa description d'un objet qui s'est tout usé en même temps et qui s'est effondré.

Pour Simondon, les objets sont dichotomiques. Une face est tournée vers le monde extérieur, vers la réalité sur laquelle l'objet a prise. L'autre face est tournée vers l'utilisateur. La première est pérenne, mais la seconde est labile, et il est possible de la camoufler. Dans la mesure oùu cette seconde face a formé l'utilisateur, les habitudes d'utilisation acquises au fil du temps ne concordent plus nécessairement avec la nature actuelle des objets, qui sont de plus en plus partie intégrante de réseaux.

Les machines ont une essence : il faut apprécier leur rationalité et leur valeur culturelle. La raison, en ce qui concerne les machines, doit être réaliste afin de croire qu'il est possible d'atteindre la vérité du monde. Se montrant un brin heideggerien, Simondon suggère que l'usage est une manière de décoder le monde. Les objets contiennent à la fois une intention et une attitude. Mais il revient ensuite à Wiener en affirmant que la technique est pro(s)thétique. Puis, répondant à une question de LeMoyne, il admet que la psychanalyse des éléments de Bachelard pourrait inspirer une psychanalyse des objets techniques.

LeMoyne insiste pour savoir s'il existe une génétique des machines, des moulins à eau, par exemple. Oui, concède Simondon, mais il note surtout la roue motrice comme réciproque de la roue passive. Il n'y aurait pas de filiation obligée d'une roue à l'autre, mais plutôt une rationalité commune. La technique a ses exigences intrinsèques qui sont l'émanation de la réalité fondamentale.

La fin de l'entretien est un tour d'horizon de concepts plus ou moins opératoires. Pour saisir le fonctionnement des techniques, Simondon propose la concrétude, la synergie et l'homéostasie. L'objet technique est plus qu'une vue de l'esprit et il est complexe : Simondon donne en exemple le haut-fourneau où les gaz produits par la combustion à la base réchauffent en montant les minerais et combustibles au sommet. La turbine de Guimbal est un autre cas (cela me rappelle les turboréacteurs où le carburant sert de liquide de refroidissement, si je me souviens bien). Et l'homéostasie précède l'informatique contemporaine, Simondon expliquant les effets de rétroaction dans une lampe à huile qui stabilise sa propre combustion quelle que soit la configuration de départ. Les exemples concrets fusent et Simondon trahit parfois une certaine nostalgie, critiquant les transistors par rapport aux triodes de jadis. Il rappelle qu'une locomobile comme celle dont il se servait pour le sciage durant la Seconde Guerre mondiale pouvait fournir encore une bonne heure de travail quand elle était à 8 kilos de pression, même si on cessait tout chauffage.

Mais il se tourne aussi vers l'avenir en imaginant des « réseaux de réseaux », des nœuds de réseaux, mais tout en se montrant réservé : le réseau asservit en créant une dépendance plus forte. Les moteurs électriques les plus puissants ne peuvent pas se passer d'une alimentation externe; ils n'ont aucune autonomie. Il rejette d'ailleurs toute notion que l'obsolescence soit autre chose qu'une réalité économique.

Enfin, aiguillonné par LeMoyne, Simondon distingue machines empiriques et théoriques. Tandis que la machine à vapeur a précédé la thermodynamique, le moteur électrique a été partiellement théorisé avant d'être réalisé. Simondon date toutefois la véritable « amitié » de la science et de la technique de 1880 environ, ou même plus tard...

À défaut de le relire tout de suite, je devrais au moins me procurer mon propre exemplaire du Mode d'existence des objets techniques...

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