2007-06-27

 

Le corps cartésien

Dans sa critique pour le Globe and Mail du livre I Am A Strange Loop de Douglas Hofstadter, Jeffrey Foss conclut en rejetant la thèse de Hofstadter quant à la survie partielle de sa femme défunte. L'existence, en ce qui le concerne, s'enracine uniquement dans un corps. Quand c'est le corps d'un autre, quand Douglas prête son corps aux pensées de sa femme, ce n'est pas la même chose.

D'une part, cette attitude est intransigeante : pour Foss, l'existence est un phénomène qui n'admet pas de gradations ou de zones grises. C'est tout ou rien. Si l'existence n'est pas le fait d'un esprit dans le corps qui l'a vu naître, il ne peut s'agir que d'une pâle copie, d'un ersatz méprisable.

D'autre part, cette réaction trahit un rejet sans ambages du dualisme cartésien. Le corps n'est pas une simple machine au service d'un esprit qui représente l'essentiel de l'identité de l'être pensant. Pourtant, comme le soulignait Ian Hacking dans le numéro d'automne 2005 de idea&s: the arts & science review, les sociétés occidentales industrialisées (mais pas le Japon) demeurent très cartésiennes en médecine. Dans les cas comme celui de Terry Schiavo, et a fortiori dans les cas de mort cérébrale complète, le corps devient un simple vestige qui peut être profané sans heurter notre sens de la dignité humaine. Il peut être converti en pièces détachées pour les transplantations ou il peut être condamné à une déchéance pénible par asphyxiation ou privation d'eau et de nourriture jusqu'à l'arrêt des fonctions vitales. (Je dis « pénible », mais peut-il y avoir peine s'il n'y a personne pour ressentir cette souffrance? Dans de tels cas, le corps conserve-t-il plus ou moins de conscience qu'un poisson? qu'un ver de terre?)

Ceci ne se justifie que si le corps désâmé n'est plus qu'une machine. Or, si le corps est à ce point secondaire et indigne de respect en tant que tel, la survie de l'esprit quand il utilise un autre substrat ne serait-elle pas réelle, quoique plus ou moins partielle?

Bref, Foss s'insurge contre des tendances lourdes de nos sociétés. Autre preuve et autre indignité : la transformation des cadavres en objets pour l'édification ou le divertissement des foules. Aujourd'hui, j'ai visité l'exposition Le Monde du corps 2, au Centre des sciences de Montréal. Dans le monde moderne, je me demande si une telle exposition peut nous apprendre grand-chose. Le discours médical et sanitaire a tellement envahi nos vies que nous sommes familiers, même si nous n'avons jamais étudié l'anatomie, avec la plupart de nos organes. Les images abondent ainsi que les articles sur les mesures à prendre pour avoir soin de tel ou tel de nos organes.

En revanche, les occasions sont plus rares de les voir. Entre l'image et l'objet, il reste un fossé. Paradoxalement, l'effet produit par leur étalage est atténué par le fait même qu'on n'a presque jamais l'occasion de les voir, tant que la peau nous les cache. De fait, les corps les plus émouvants sont ceux qui conservent quelque chose de leur apparence superficielle : sourcils, globes oculaires, cils, ongles, peau... En particulier, je retiens l'homme en tranches verticales qui révèlent presque tout de son intimité sans que son épiderme blanchâtre nous laisse oublier qu'il a été un individu vivant autrefois. En général, toutefois, quand ils sont écorchés, évidés, nettoyés, plastinés et posés, ces corps ne sont pas des cadavres mais des coquilles.

Et la seule réflexion qu'ils inspirent est d'ordre métaphysique, voire historique. Après tout, une telle exposition représente une régression scientifique au temps des dissections publiques, que ce soit dans l'Alexandrie hellénistique ou dans l'Europe de la Renaissance. Dans ces deux cas, la dissection représentait une découverte et un enseignement. Entre ces deux cas, la dissection médiévale aurait été tout au plus une confirmation des livres et une leçon de choses pour médecins si démunis en matière de chirurgie qu'ils laissaient volontiers la taille de la chair à des barbiers. Mais la dissection médiévale procurait aussi le choc de la connaissance des viscères, afin de l'épargner au médecin qui, plus tard, aurait à confronter l'intimité des corps.

L'exposition Le Monde du corps 2 nous fait revenir au Moyen Âge. Sur le plan scientifique, ce n'est plus (seulement) au niveau des organes que l'on apprend le corps. Entre temps, la cellule a été découverte, la biochimie, l'ADN... L'anatomie n'est plus qu'un élément parmi d'autres de la médecine moderne (Mario Tessier nous rappelle une partie de son histoire ici). Par contre, l'étalage des viscères rappelle ce que nous sommes en réalité, jour et nuit, ce que nous cessons jamais d'être en poursuivant un raisonnement philosophique ou en satisfaisant un besoin corporel. De la chair.

Pour l'instant.

Car dire que c'est ce que nous sommes, c'est prendre position implicitement dans le débat instauré par Descartes. Serait-ce plutôt nous sommes, c'est-à-dire dans un corps de chair? Tout dépend de ce que ce « nous » englobe, du corps entier ou du seul esprit.

Quoi qu'il en soit, j'ai l'impression de mieux comprendre la très vieille interdiction chrétienne de profaner les corps ou de pratiquer la dissection, la source de tant d'histoires de résurrectionnistes au Canada et de récits apparentés ailleurs (jusqu'à Frankenstein — de fait, Shelley ne trouve-t-elle pas plus facile d'imaginer la création chirurgicale d'un être humain dans la foulée de la révolution en anatomie après Vésale?). Car il semble difficile de croire entièrement aux dogmes après avoir contemplé l'intérieur du corps qui rapproche tellement l'être humain des autres animaux tout en donnant une piètre idée de l'art du grand architecte divin. Descartes avait tenté de résoudre la question en rabaissant le corps au rang de machine de chair à l'instar de ce qui servait aux animaux afin de rendre l'attribution de l'esprit à Dieu plus vraisemblable. Surtout que l'esprit impossible à appréhender autrement que par l'introspection ne suscitera pas les mêmes réserves au sujet de son origine divine que la chair périssable. Quel être pensant se rabaissera quand il est seul à connaître la nature de ce qui doit être jugé?

Libellés : , ,


Comments: Publier un commentaire

<< Home

This page is powered by Blogger. Isn't yours?