2007-04-17

 

L'université, champ de bataille

L'année universitaire se termine comme elle a commencé, dans le sang et la tristesse. (Le bilan rappelle celui d'une journée ordinaire à Bagdad — pour les Irakiens.) Aux dernières nouvelles, le décompte atroce est de trente-deux morts et une trentaine de blessés, sans compter le tueur. Mais le cercle des victimes s'élargit facilement quand on songe aux amis, aux parents et même aux simples témoins qui resteront marqués. (Parmi eux, il y a un auteur de science-fiction, Michael Bishop, dont le fils était un professeur d'allemand qui a péri en même temps que de nombreux étudiants de sa classe.)

Si les événements du cégep Dawson s'étaient passés dans un quartier que je connais, la tuerie de Virginia Tech s'est déroulée dans une université que j'ai visitée. D'où cette curieuse impression que la violence universitaire me poursuit, encadrant l'année régulière du début à la fin... Tout en supervisant les examens de fin de session de mes étudiants à Montréal et à Ottawa aujourd'hui, je songeais un peu aussi à la contagion mémétique qui accompagne souvent ces tueries et je révisais les mesures à prendre au cas où (même si ce cas demeure statistiquement improbable). Mais je me rappelais aussi le passé...

J'ai visité le campus de Virginia Tech à Blacksburg en 2002 à l'occasion d'un congrès (Mephistos) par et pour les étudiants en histoire des sciences et des techniques (et de la médecine). Une bonne journée de voiture en partant de Montréal... J'avais été frappé par la beauté du campus dans les montagnes de la Virginie, le confort des installations, le luxe des salles de classe et... la vétusté de la ville. Beaucoup de maisons modestes, de petits commerces sans prétention, de rues sans trottoir. On se sentait à la campagne dès qu'on s'éloignait de la rue principale ou du campus. Et, pourtant, malgré toutes les ressources de cette université, elle n'a pas échappé non plus au déchaînement de haine ou de rage ou de folie d'un étudiant, dont on ne saisit pas encore les motivations.

Il s'appelait Cho Seung Hui, né en Corée du Sud, mais arrivé aux États-Unis dans l'enfance. Cela peut rappeler Kimveer Gill, né au Canada deux ans après l'arrivée de ses parents, ou Marc Lépine, non seulement fils d'un immigrant algérien, mais presque immigrant lui-même dans la mesure où il aurait passé une partie de son enfance au Costa Rica et au Porto Rico. Cho Seung Hui étudiait en littérature anglaise et il a signé pour un cours deux pièces en un acte qui ont inquiété à juste titre ses professeurs. Malgré ce que disent certains reportages, c'est moins la mise en scène de la violence qui bouleverse que l'irruption de motifs scatologiques, les références à la sodomie et les accusations de pédophilie. Échos de traumatismes réels ou transpositions choquantes d'une souffrance et d'une aliénation incapables de dire leur nom?

Se sentait-il particulièrement isolé dans cette petite ville à l'écart des grands axes, relativement loin des siens et sans grand espoir de trouver des personnes avec qui sympathiser? Il y avait des étudiants coréens à Virginia Tech, mais Cho se sentait-il trop américain parmi les étudiants venus de Corée, et trop coréen parmi les étudiants du lieu? Même s'il semble évident désormais qu'il avait d'autres raisons d'en vouloir au monde entier, on se dit qu'un tel isolement n'a pas dû aider.

Le moment est peut-être venu de réhabiliter Jan Wong et sa thèse... Cho Seung Hui n'est pas le premier étudiant d'origine asiatique à s'ajouter au nombre des tueurs dans de tels cas. Avant lui, il y avait eu Gang Lu en 1991, un étudiant chinois en physique. Et si on se met à faire le tour des biographies des tueurs connus, plusieurs avaient des raisons de se sentir isolés ou étrangers. Tout comme Marc Lépine, Eric David Harris (Columbine) et Charles Andrew Williams avaient connu une enfance errante, voire déracinée... Tout jeune, Kip Kinkel avait séjourné en Espagne. Et Jeff Weise appartenait à la Première Nation chippewa. L'aliénation qui, pour certains auteurs à la trajectoire similaire, trouve à s'exprimer dans la science-fiction devient carrément meurtrière dans d'autres circonstances.

Que ce soit parce que les meurtriers ne se sentent pas seulement étrangers, mais isolés, marginalisés et persécutés, que ce soit parce qu'une certaine culture populaire continue à faire de la violence assassine un modèle de défouloir, que ce soit parce qu'une défaillance neurologique fait perdre toute perspective au tueur, le point commun dans plusieurs cas demeure cette combinaison toxique du sentiment de rejet et du ressentiment. Et si Montréal continue à figurer en si bonne place dans les listes de tels incidents, ne serait-ce pas parce qu'une certaine culture québécoise entretient à plaisir ces deux valeurs, rejetant l'Autre (au risque de se rendre ridicule) et se complaisant souvent dans l'humiliation? À tout le moins, la victoire des valeurs de Zéroville ne risquerait pas de changer la situation...

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