2007-03-30

 

La Trilby de la fiction

Aujourd'hui encore, la langue anglaise conserve le mot « Svengali » introduit par l'auteur Georges du Maurier dans son roman Trilby. Je le relevais encore dans un journal l'autre jour. C'est l'ultime legs d'un roman qui avait été un bestseller phénoménal lors de sa publication en 1894, après sa publication en feuilleton la même année.

On décrit parfois Trilby comme un roman gothique en accordant beaucoup d'importance au dernier tiers du roman, quand la jeune grisette parisienne Trilby est transformée en cantatrice sans pareille par un musicien de génie, Svengali, qui l'hypnotise pour lui apprendre à chanter. Quand il meurt, elle se réveille, parfaitement incapable de chanter. Mais c'est un élément relativement mineur du texte, même s'il a tellement frappé l'imagination que le type de Svengali est presque aussi connu que la paire du Docteur Jekyll et de M. Hyde, et autres créations de la fin de l'époque victorienne (Sherlock Holmes, l'Homme invisible, etc.).

Pourtant, l'essentiel du roman est consacré à la vie de bohème d'artistes à Paris, en particulier à la vie de trois artistes britanniques qui logent dans le Quartier Latin. L'auteur ne cache pas qu'il s'agit d'une reconstitution en partie imaginaire de la vie de bohème des années 1860 environ et, s'il y glisse à l'occasion des anachronismes, il dit bien que c'est parce que certaines choses ne changent pas. Il y a toujours un roman qui fait parler, qu'il soit par Zola ou un autre, il y a toujours des artistes établis, il y a toujours des jeunes artistes turbulents qui finiront par se caser ou se perdre... Et même si on ne lit plus guère Trilby, je ne doute pas que le roman ait beaucoup alimenté le mythe de la vie de bohème parisienne.

Pourquoi ne le lit-on plus? En partie parce que c'est un roman signé par un auteur bilingue et biculturel, Georges du Maurier, qui avait un pied en France et un pied en Angleterre, pour des lecteurs bilingues et biculturels comme il n'en existe plus guère. De nombreuses blagues et plaisanteries passeront inaperçues des lecteurs connaissant mal l'anglais ou connaissant mal le français. L'édition que j'ai lue date de 1947 et ne traduit pas les passages en français; je suppose que les éditions les plus modernes cèdent à la facilité en fournissant des traductions en bas de page, ou autrement, ce qui alourdit toujours la lecture.

Pour le lecteur bilingue, c'est un roman extrêmement spirituel et amusant. Du Maurier est bien placé pour sourire et se moquer des travers tant des Parisiens que des Anglais, et il le fait avec beaucoup d'indulgence et d'attendrissement. Une partie du charme du roman échappera immanquablement au lecteur unilingue.

Si on ne le lit plus aujourd'hui, c'est sans doute aussi pour l'antisémitisme flagrant du roman. Svengali est un Juif, et le roman consacre plusieurs pages à établir que c'est littéralement un sale Juif qui se lave le moins possible et n'a aucun concept de la propreté. Même si l'auteur admet qu'une goutte de sang juif est souhaitable pour rehausser la créativité ou l'intellect des bons chrétiens, il assortit de commentaires négatifs la plupart des références à des Juifs ou à des personnages juifs. Et Svengali est un personnage extrêmement repoussant, qui fait de Trilby son esclave ou presque, qui est un pleutre avec les forts et une brute avec les faibles, et qui sera dessiné dans les pages du livre par Georges du Maurier lui-même, caricaturiste de profession, sous les traits les plus connotés.

Enfin, si on ne le lit plus aujourd'hui, c'est sûrement aussi parce que le roman, pour les lecteurs actuels, se termine mal. Malgré l'amour mutuel qui rapproche l'artiste anglais Little Billy et la jolie Trilby, qui pose pour les peintres et qui se donne assez librement à ses amis, il n'y aura pas de mariage, pas de happy end. Les deux personnages les plus attachants ne seront jamais heureux et ils meurent tous les deux à la fin de l'histoire.

Georges du Maurier cite plusieurs fois les Trois Mousquetaires de Dumas père, pour l'amitié des trois Anglais à Paris, mais il ne cite jamais le modèle de la Dame aux Camélias de Dumas fils auquel on pense inévitablement. Ce n'est pas la première histoire d'amour entre un homme d'une certaine condition sociale et une femme qui n'est pas de son rang, et ces histoires se terminent mal, d'habitude (Carmen, etc.). On a beaucoup glosé sur la moralité victorienne et celle-ci s'étale très clairement dans le roman. Il n'est pas question pour Little Billy, fils de bonne famille, d'épouser une jeune fille d'extraction irlandaise et française, aux mœurs beaucoup trop libres, qui n'est pas de son rang social. Même s'ils s'aiment et s'ils croient qu'ils pourraient être heureux ensemble... La famille de Little Billy s'y oppose, et Trilby accepte elle-même d'être écartée pour faire le bonheur futur de Billy.

Dans un sens, toute la conclusion plutôt baroque du roman, avec le retour de Trilby sous les traits d'une chanteuse hypnotisée, a pour but d'amener Little Billy et Trilby à s'avouer de nouveau leur amour sans pour autant tomber dans le sordide d'une liaison hors-mariage puisque la mort les sépare avant que cela ne devienne possible. En revanche, les deux autres artistes anglais contractent des unions honorables, mais moins heureuses. À la décharge des Victoriens, on peut y voir un plaidoyer en faveur du réalisme : les amours idéales valent moins que les unions plus pragmatiques. Qui voudrait mourir si c'est le prix de l'amour parfait? Mais la culture du vingtième siècle a affirmé qu'on pouvait avoir les deux : le rêve et la réalité.

Comment tranchera la culture du siècle actuel?

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Comments:
bonjour Jean louis
merci de faire découvrir ce superbe livre dont je me suis servi du titre pour le nom de mon groupe!
http://www.myspace.com/svengalitheband
a bientot
Johannes
 
Mais de rien! Et j'aime bien votre son. Bonne chance!
 
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