2007-02-18

 

Note de recherche (1)

Le Canada et la technologie : l'adoption d'un mot

Technologie. On n'a que ce mot à la bouche de nos jours. Des biotechnologies aux zootechnologies, en passant par les génotechnologies et les nanotechnologies, les produits de l'ingéniosité humaine envahissent nos vies et se taillent une place dans les discours publics. Objets de peur et objets d'espoir, les technologies sont synonymes de modernité, même si le grand public ne saisit plus exactement à quand remonte ce lien.

Ce mot qui envahit les discours était pourtant loin de désigner à l'origine ce qu'il désigne aujourd'hui. En fait, quand Aristote accouple les racines technê et logos dans sa Rhétorique (1.1, 1.2), il l'utilise cinq fois dans un sens que certaines traductions esquivent carrément, rendent par des circonlocutions ou résument en parlant des « règles de l'art » ou de « l'art de plaider », ou encore de l'exposition ou analyse d'un sujet, nommément la rhétorique. Quand Épictète reprend le terme deux fois dans un discours sur le caractère des hommes et des philosophes, des siècles plus tard, il semble se moquer explicitement du jargon des philosophes, mais il emploie toujours l'expression dans le même sens. Il s'agit toujours de systématiser une connaissance ou un domaine, et de soumettre le tout aux meilleures règles de l'art. C'est toujours la base de la définition du mot dans la sixième édition du Dictionnaire de l'Académie française (1832-1835) : « Traité des arts en général ».

Or, l'exposition rigoureuse d'un sujet ou la définition de la façon de l'analyser n'a pas grand-chose à voir avec la technologie moderne, faite de réalisations concrètes et d'une maîtrise de la technique proche de la rigueur des sciences.

Pourtant, c'est encore dans le sens premier que François-Xavier Garneau emploie ce mot dans une note de son Histoire du Canada en 1845 (p. 331) :

« Ces décisions qui prennent dans la technologie légale anglaise le nom de précédents, peuvent être aussi diverses qu'il y a de jugemens »

En apparence, Garneau l'utilise comme équivalent de système terminologique ou de vocabulaire spécialisé. Toutefois, l'Encyclopédie de Diderot parlait déjà au siècle précédent de la technologie comme de la catégorie des lettres qui traite de tout ce qui regarde les arts, qu'ils aient pour but de pourvoir aux besoins réels ou imaginaires de l'être humain, de plaire aux sens ou d'exercer sa puissance de travail. Le terme apparaît dans un article sur le catalogage par un libraire qui se base sur la classification de l'abbé Gabriel Girard (1677-1748). La technologie inclut les ouvrages qui traite des arts civiques, qui « sont ceux que la politique adopte par préférence dans la constitution du gouvernement ».

Garneau est resté plus fidèle à l'acception de l'Encyclopédie, mais le mot allait effectivement prendre le sens de terminologie spécialisée au dix-neuvième siècle, ce dont témoigne la huitième édition du Dictionnaire de l'Académie française (1932-1935) : « Ensemble des termes propres à un art, à une science, à un métier. »

Les distinctions restent mouvantes. Ainsi, en 1809, Lamarck distingue la technologie de la nomenclature dans sa Philosophie zoologique : « Afin de désigner clairement l'objet de la nomenclature, qui n'embrasse que les noms donnés aux espèces, aux genres, aux familles et aux classes, on doit distinguer la nomenclature de cette autre partie de l'art que l'on nomme technologie, celle-ci étant uniquement relative aux dénominations que l'on donne aux parties des corps naturels. » (p. 34)

Ce souci de précision du scientifique reste étranger aux hommes de lettres. En 1832, dans Mademoiselle de Marsan, Charles Nodier reste assez général : « Cependant le renouvellement journalier de ces rapports devait finir par établir entre quelques-uns de mes commensaux et moi une espèce d'intimité. Il s'en trouvait deux parmi eux qui parlaient d'ailleurs français avec une grande élégance, et qui étaient plus versés que moi-même dans la technologie des sciences physiques, mon principal objet d'étude et d'affection. » (p. 44) En 1842, dans Jérôme Pâturot à la recherche d'une position sociale, Louis Reybaud utilise quatre fois le mot. Peut-être par préciosité ou dans un but de satire feutrée, il s'en sert pour critiquer... le jargon dans les sciences, et même dans la politique : « J'avais remarqué, en effet, que la chambre change de temps en temps de technologie, et adopte certaines expressions, certains mots pour leur donner une popularité triomphante. » (p. 360)

Dans sa correspondance, vers 1839, Balzac reste également assez vague : « Mais vous savez que je ne le croyais pas moi-même, et que j'étais, il y a six mois, d'une ignorance hybride en fait de technologie musicale. Un livre de musique s'est toujours offert à mes regards comme un grimoire de sorcier; un orchestre n'a jamais été pour moi qu'un rassemblement malentendu, bizarre, de bois contournés, plus ou moins garnis de boyaux tordus, de têtes plus ou moins jeunes, poudrées ou à la titus, surmontées de manches de basse, ou barricadées de lunettes, ou adaptées à des cercles de cuivre, ou attachées à des tonneaux improprement nommés grosses caisses, le tout entremêlé de lumières à réflecteurs, lardé par des cahiers, et où il se fait des mouvements inexplicables, où l'on se mouchait, où l'on toussait en temps plus ou moins égaux. »

Si Nodier et Reybaud semblent bien parler du vocabulaire (et les hommes de lettres en France s'en tiendront à cette acception jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle), Balzac laisse apercevoir un glissement dans la direction de la connaissance non seulement des termes mais des choses d'un domaine.

De fait, c'est dès le dix-huitième siècle qu'on associe de plus en plus la technologie aux arts productifs. En 1706, le Phillips Dictionary définit la technologie comme « A Description of Arts, especially Mechanical ». En 1728, le philosophe allemand Christian Wolff fait d'elle la « Scientia artis et operum artis ». En 1777, l'Anleitung zur Technologie du professeur allemand Johann Beckmann fait de la technologie la science des métiers et des transformations des matières premières. En 1793, Jean-Henri Hassenfratz emploie le mot dans l'intitulé d'un cours sur les arts, métiers, machines et manufactures au Conservatoire national des Arts et Métiers à Paris. En 1800, Jean-Antoine Chaptal propose un cours de technologie qui portera sur la mécanique appliquée et la chimie appliquée.

En français, dès 1803, le neuvième numéro du Bulletin de la Société d'encouragement pour l'industrie nationale paru en floréal, an XI, inclut ce passage (p. 178) : « La Technologie, d'ailleurs, n'étant point une science proprement dite, mais l'application des sciences, en général, aux besoins de la vie, nécessite une connaissance plus qu'élémentaire de ces même sciences ». Bref, entre Beckmann en 1777 et 1803, la technologie a commencé à désigner plus particulièrement l'application (utilitaire) d'un savoir.

En 1851, dans son Essai sur les fondements de nos connaissances, Antoine Augustin Cournot confirme cette nouvelle équivalence : « À vrai dire, il n'y a de très digne d'attention dans l'essai de Bacon que l'idée fondamentale de sa division tripartite. Voyons comment d'Alembert l'a acceptée et modifiée. D'abord il change l'ordre des facultés principales, en faisant systématiquement violence à toutes les inductions psychologiques et historiques, et il les dispose ainsi: mémoire, raison, imagination; les rubriques correspondantes sont: l'histoire, la philosophie, la poésie; mais la substitution du mot de philosophie au mot de science n'est qu'une affaire de style, et au fond, pour D'Alembert comme pour Bacon, ces deux termes ont la même valeur. L'histoire et la poésie se subdivisent à peu près comme dans l'arbre baconien, mais avec des additions considérables: car la technologie (ou, comme on disait alors, les arts, métiers et manufactures) se trouve faire partie de l'histoire naturelle ; tandis que les beaux-arts (la musique, la peinture, l'architecture, etc. ) Sont rattachés sous la même rubrique à l'imagination, avec la poésie proprement dite. »

Ce sont les plus anciens de ces développements français dont témoigne, dans son Cours abrégé de chymie (1833), le médecin canadien Jean-Baptiste Meilleur quand il parle ainsi de technologie, unissant la connaissance des arts et de leur terminologie (p. 144) :

«TECHNOLOGIE, s. f. de Technê, art, et de Logos, traité, la science qui traite des arts et de leurs termes particuliers.
«TECHNOLOGIQUE, adj., qui a rapport à la technologie. »

Toutefois, dans son inventaire des sortes de chimie, il inclut (p. 11) :

« La chymie technologique, qui nous guide dans les divers procédés des arts et les simplifie »

En 1833, un voyageur français au Canada, Isidore Lebrun évoque lui aussi la chimie technologique dans une note de son Tableau statistique et politique des deux Canadas (p. 189)

« M. Girod, auteur de divers articles sur l'instruction dans les journaux de Québec, a demandé en vain une allocation pour établir une école d'agriculture sur le modèle de celle d'Hofwyl en Suisse. Les mathématiques, le dessin linéaire, la géographie et l'histoire commerciale, l'histoire naturelle, la physique et la partie technologique de la chimie devraient être enseignées avec application à l'agriculture et aux arts mécanique, bases de l'instruction qui aurait compris aussi l'étude du français et de l'anglais, et la tenue des livres. »

C'est peut-être de Girod que se moque Michel Bibaud (1782-1857) dans un texte d'octobre 1825 (Bibliothèque canadienne, tome 1, p. 144) en critiquant un certain pédant appelé «M. G***» qui abuse de termes scientifiques et qui aime étaler sa mémoire des mots :

« Mais placez-le en face d'un homme de quelque savoir, d'un érudit enfin. Oh! n'ayez pas peur qu'il déroule son vocabulaire; il écoute au contraire avec une sorte de recueillement; il est tout oreille : chaque parole qu'il entend, il la corrobore d'un mouvement de tête admiratif; il semble retenir son haleine. Mais peu à peu l'enthousiasme le gagne, le surmonte; G*** n'y tient plus, il éclate : divin ! charmant ! délicieux ! s'écrie-t-il d'une voix à dominer toutes les conversations particulières; et tous les yeux de se tourner vers lui. On s'étonne, on le presse, on l'interroge : G*** triomphe; il a fixé l'attention; il saisit les professeurs au passage, et à la faveur de quelques louanges hyperboliques, et sous prétexte d'éclaircir un doute, il leur répète mot à mot la leçon qu'il vient d'entendre : sa mémoire technologique est le fléau de la société. »

Avant 1850, ce sont les seuls cas d'emploi de ce mot retrouvés dans la littérature canadienne d'expression française. Ainsi, Bibeau (1825) et Garneau (1845) conçoivent la technologie comme désignant la maîtrise d'un lexique, voire d'un texte, tandis que Girod et Meilleur (vers 1833) la comprennent — au moins un peu — comme une connaissance de certaines applications pratiques.

En anglais, on repère la mention de « Bigelow's Technology » dans la liste des livres achetés pour la bibliothèque de l'Assemblée législative lors de la mise en vente de la collection privé du défunt juge John Fletcher (1767-1844), dans le procès-verbal du 20 mars 1845 du Parlement du Canada-Uni. Dans la liste des livres à acheter à la même date figure aussi « Crabb's Technological Dictionary ».

La présence des Elements of Technology (1829) de Jacob Bigelow (1786-1879) dans la bibliothèque du juge Fletcher n'est pas surprenante puisque celui-ci s'était distingué par ses articles et ses conférences sur des sujets scientifiques en Grande-Bretagne avant son arrivée au Canada en 1810. Quant à l'ouvrage de Bigelow, son sous-titre explicitait son sujet, « the Application of the Sciences to the Useful Arts ». En avril 1830, la recension dans The North American Review se plaignait d'ailleurs de l'emploi d'un mot aussi inusité : « The word Technology gives but an imperfect idea of the contents of this volume. The end of a name would have been better answered by some title showing, that it treated of the scientific and practical principles of many of the useful, curious, and elegant arts. »

Dans la revue The British American Cultivator, l'école d'Hofwyl est de nouveau citée en novembre 1844, cette fois comme modèle de l'Institut de Templemoyle en Irlande, qui accueillait en 1837 un total de soixante-six étudiants de 15 à 17 ans, « preparing themselves for the thorough management of farms. » Si cette institution enseignait aussi bien l'anglais et les mathématiques que les principes et la pratique de l'agriculture, la revue présentait aussi un établissement plus spécialisé, l'Institut agricole du Württemberg fondé en 1818, devenu depuis l'Universität Hohenheim à Stuttgart. Le programme inclut (p. 165) :

« 2. Forestry — Encyclopedia of forestry, botany of forests, culture and superintendence of forests, hunting, taxation, uses of forests, technology, laws and regulations, accounts, and technical correspondence relating to forests.

« 3. Accessory Branches — Veterinary art, agricultural technology, especially the manufacture of beet sugar, brewing, vinegar making, and distilling. The construction of roads and hydraulic works »

Dans le premier cas, la technologie s'insère entre des activités pratiques et des techniques de gestion. Cela ne facilite pas l'interprétation du terme, mais on peut remarquer qu'elle se place dans une énumération qui commence avec la taxation et les utilisations de la forêt, et qui se poursuit avec les lois et règlements, la comptabilité et la correspondance technique. Cela fait pencher pour une référence à une théorie générale quelconque ou une introduction à un glossaire spécialisé.

Dans le second cas, l'auteur a levé l'ambiguïté en dressant la liste de ce qu'il entend par technologie agricole, soit la production de bière, de vinaigre, de sucre de betteraves ou d'alcool distillé. La connaissance théorique se rapproche de la connaissance pratique, mais le mot semble conserver une certaine labilité.

Comme le Canada est une colonie britannique, il serait possible d'éclairer la compréhension du mot en examinant l'emploi du mot « technology » dans un organe de la presse britannique tel que le Times de Londres, un journal de référence. Jusqu'en 1850, le mot ne sert que quatre fois.

Le 21 novembre 1825, un article s'intéresse à l'éducation en Russie et annonce la fondation d'un établissement « technologique » : « Some months ago, the Emperor approved of the plan of a technological institution, to be established at Moscow, for the dissemination of useful knowledge relative to the manufacturing arts. Young men, of free condition, from the age of 16 to 24, are to be admitted into this institution, where they will receive instruction gratis. The subjects to which the attention of the students will be directed are commerce, manufacturing statistics, chymistry, technology, mechanics, hydrotechnics as applicable to manufacture and drawing. » Le contexte ne permet pas vraiment d'éclairer le sens donné au mot ici.

Le 27 décembre 1838, une revue de la presse française cite Le Moniteur au sujet de nouveaux cours publics qui doivent être donnés au Conservatoire des Arts et Métiers : « The lectures to be delivered in the amphitheatre of the institution are recommended to consist of the application of geometry; application of mechanics; mechanical technology; descriptive geometry; application of inorganic chymistry; application of organic chymistry; application of physics; agriculture; industrial economy; and industrial legislation. » Dans ce cas, il est sans doute question d'une théorie et terminologie des arts pratiques dans le sens où l'entendaient Beckmann et ses successeurs.

Le 4 août 1848, un long article reproduit une partie des débats à la Chambre des Lords. Au sujet de l'Irlande, les Lords discutent de l'opposition qui s'organise : « They had allowed things to go on under the notion—and a very laudable notion—of not interfering with the right of the people to meet in public and discuss their grievances. They were afraid to trespass upon the right of discussion, or what was now called, by a new technology, agitation, which he (Lord Brougham) understood in a meeker and milder sense to mean only discussion, but which in the stronger and major sense meant something like resistance. » Le passage inclut non seulement un emploi périmé du mot « technologie », employé ici dans le sens de terminologie, mais un emploi précoce du mot « agitation » tel qu'il entrera au fil des décennies suivantes dans des mots comme « agit-prop ».

Enfin, le 3 janvier 1850, il est question dans le Times des travaux terminologiques des savants britanniques en Inde : « In addition to the great mass of words gathered from the Hindustani poets and other approved writers, much attention has been paid to the collecting of scientific terms, especially botanical ones, as well as to the correct rendering of them into the technology of Europe; but, much as has been gained from various works found at the India-house and elsewhere, both printed and manuscript, yet, from no other source has so much been derived as from the manuscripts left by the late Dr. Harris, of Madras, who, with the assistance of learned natives, had been long making preparations for a very extensive and general dictionary of the Hindustani, Dakhni, and English. »

Bref, en anglais comme en français, il existe jusqu'au milieu du XIXe siècle, deux acceptions du mot. Les gens de lettres, s'ils connaissent le terme, s'en servent presque exclusivement pour désigner un vocabulaire spécialisé, voire un jargon professionnel. Les savants et techniciens hésitent encore entre la désignation d'une terminologie spécifique et celle d'une théorie ou connaissance générale des arts pratiques. Du coup, on comprend mieux pourquoi le mot a mis autant de temps à s'affirmer, ce qui, paradoxalement, en a fait un terme disponible quand s'est développé au XXe siècle un sentiment répandu de la nouveauté des techniques utilisées pour transformer l'économie et le milieu de vie, et un sentiment du besoin d'un terme susceptible de recouvrir l'ensemble des techniques actuelles et à venir.

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