2006-12-30

 

Le racisme en vers

Le racisme se nourrit des railleries faciles. Plus on croit connaître l'autre, celui qui diffère de nous, plus il est facile de faire de l'esprit à ses dépens.

Et puis, la moquerie est en soi une déclaration de supériorité. Pour rire d'autrui, il faut être assuré de son pouvoir et de sa situation, voire de l'impossibilité pour l'autre de répondre. Ou on veut le faire croire, et la moquerie peut aussi marquer une frontière infranchissable... Au début du siècle dernier, tous les moyens sont bons pour renforcer le racisme ambiant et la ségrégation des races voulue aux États-Unis. Des lois (les « Jim Crow laws ») sont passées pour séparer les uns des autres et proscrire les alliances matrimoniales qui brouilleraient (horreur !) les catégorisations faciles. Mais la culture dominante fait passer le message de plusieurs façons. À l'époque de la chanson populaire diffusée sous forme de feuilles volantes ou de fascicules regroupant quelques succès de l'heure dans les vaudevilles, ce sont aussi des chansons qui véhiculent la même volonté d'établir des barrières infranchissables. Une des façons les plus efficaces de faire passer le message, c'est d'affirmer que c'est pour le propre bien de la minorité noire. C'est ce qu'illustre une chanson de 1899, « Stay in Your Own Backyard », composée par Karl Kennett et mise en musique par Lyn Udall. Le sous-titre, « Pathetic Ballad & Refrain », indique bien le genre. Il s'agit d'une complainte qui invite le public blanc à s'apitoyer sur le sort de leurs concitoyens noirs victimes de discrimination...

Sympathique, non? Mais il y a un mais. D'abord, il faut s'intéresser aux paroles. La première strophe reproduite sur la carte postale à gauche introduit deux personnages, la « Mammy » stéréotypée assiste près de la porte de la cabane de l'ouvrier agricole noir du Sud et son enfant, le pickaninny (sans doute de l'espagnol pequeño, qui veut dire « petit »). Ces deux termes font partie d'un lexique raciste en usage à cette époque et qui fournissait un ensemble de types que le cinéma a repris ensuite, comme l'explique Donald Bogle dans son livre Toms, Coons, Mulattoes, Mammies, and Bucks. Tout de suite, le parolier décrit un « Curly headed pickaninny », car l'insistance sur les attributs physiques est inséparable de la construction du racisme de la ségrégation. Il faut qu'il y ait des différences essentielles entre les races pour que la ségrégation ait un sens et une justification. (La proscription du métissage et des alliances se base sur la même peur.) L'enfant noir pleure parce que les autres enfants blancs, à la peau si blanche et si belle, refusent de jouer avec lui. Le racisme au quotidien s'étale au grand jour, mais c'est la suite qui est intéressante. Au tournant du XXe siècle, l'opinion bien-pensante commençait à se scandaliser des excès du racisme, en particulier dans le Sud des États-Unis. Les lynchages de plus en plus nombreux excitaient l'indignation, mais la question, c'était de savoir quel remède préconiser.

La philosophie à l'origine de la ségrégation proposait un syllogisme tout à fait convaincant. Puisque les races sont différentes, tout le mal vient de ce qu'elles soient obligées de vivre dans les mêmes lieux. Certes, il ne faudrait pas incriminer la discrimination subie par la minorité pour expliquer quoi que ce soit... Par conséquent, c'est pour le propre bien de la minorité qu'elle doit être obligée de vivre à part. Le refrain de la Mammy ne dit pas autre chose : reste dans notre cour, chéri, reste de ton côté de la clôture, ne t'occupe pas des enfants blancs... Et elle le dit dans un anglais dialectal qui reproduit de manière phonétique la façon de parler de certaines communautés noires. C'est une sorte de petit-nègre, mais c'était la mode à l'époque. Au Canada, le poète William Henry Drummond (1854-1907) s'était spécialisé dans la composition de poèmes qui prétendaient reproduire la manière de parler des habitants canadiens-français — du moins en anglais... L'intention n'était pas insultante, mais ce n'est plus acceptable aujourd'hui, puisque cela relève de l'appropriation de la voix (voice appropriation), ou plutôt de l'expropriation de la voix des autres à son propre profit... Autrement dit, Michel Tremblay peut faire parler joual à ses personnages, mais pas un auteur qui n'est pas de la même origine. De la même manière, un auteur blanc faisant parler un personnage noir d'une manière dialectale s'exposerait à la critique, alors qu'un auteur noir aux États-Unis a parfaitement le droit de revendiquer son emploi d'un dialecte propre (AAVE).

Ainsi, l'emploi de termes aujourd'hui considérés comme injurieux (« black little coon ») par cette chanson nous semble révélateur du racisme de l'époque. Néanmoins, on peut lire autrement cette chanson si son auteur n'est pas blanc. Or, même si je n'ai pas trouvé grand-chose sur Karl Kennett, ce que les spécialistes savent de cette époque — on lira par exemple cette introduction (.PDF) à un album de chansons stéréotypées de 1870 à 1900 — suggère qu'il pourrait bel et bien avoir été noir. C'est d'ailleurs un parolier noir, Ernest Hogan, qui avait composé la chanson « All Coons Look Alike to Me » et popularisé ce vocable associé de nos jours au racisme le plus révoltant. En 1988, un article de James H. Dormon dans American Quarterly avait souligné que le « coon song craze » du XIXe s. finissant devait aussi beaucoup à une chanson par un autre compositeur noir, Sam Lucas, « Coon's Salvation Army » (1884). Pourtant, ces chansons présentaient un stéréotype extrêmement négatif. Le coon était noir, paresseux, malhonnête, voleur, violent... (On n'est pas si éloigné du gangsta rap!) En signant ou chantant un tel texte, un artiste noir avait l'occasion de stigmatiser le racisme blanc. Il pouvait ne pas être d'accord avec la morale du texte, mais il avait au moins l'occasion d'exprimer sa douleur. Dans son texte sur l'album Don't Give the Name a Bad Place, Richard Sudhalter rappelle qu'en 1925, la chanteuse noire Eva Taylor avait endisqué une complainte très semblable : « Oh, they're pickin' on your baby / Cause I'm a Pickaninny Rose. /Mammy, don't they know / That they should not treat me so? / Don't they know that every dark cloud / Inside is silv'ry lined? / Mammy, why are they pickin' on me / All the time? » Le texte de Kennett n'est pas moins poignant, et l'emploi d'un lexique raciste pourrait n'être qu'une couverture...

Selon Dormon, la chanson « Stay in Your Own Backyard » appartient à la tradition des minstrel shows. De fait, si on examine attentivement les personnages représentés par cette série de cartes postales, il pourrait bien s'agir d'acteurs en blackface, et sans doute d'acteurs blancs. Malgré la virtuosité technique de ces photos réalisées en studio avec des décors en trompe-l'œil (et même une photo en surimpression dans le dernier cliché reproduit ci-contre), elles nous restent donc foncièrement étrangères. Après tout, même si cette chanson de Kennett et Udall est tragique, elle est aussi un constat d'impuissance. Le racisme est considéré comme entièrement naturel; la mère de l'enfant ne déplore pas le racisme des autres, elle invite plutôt son fils à se résigner. Mieux vaut rester chez soi que s'exposer aux préjugés des autres, ou tenter de les modifier, au risque de se faire lyncher. Ce n'est pas toujours dit explicitement, mais que faut-il penser de ces paroles du refrain : « What show yo' suppose dey's a gwine to git /A black little coon like yo' ». Le coon était déjà dans une certaine mesure l'incarnation du gaillard noir violent et menaçant. La mère demande à son fils de réfléchir à ce que les Blancs peuvent réserver aux Noirs comme lui... Il me semble que l'ombre de la corde n'est pas loin.

Le succès de cette chanson nous replonge dans une époque complètement différente. On ne peut douter de son succès planétaire. En témoignent l'illustration à gauche qui reproduit la couverture d'une brochure vendue en Australie et aussi cette série de quatre cartes postales produites en Angleterre qui ont abouti au Manitoba dans la collection de la tante de mon grand-père. Évidemment, l'Empire britannique croyait aussi aux vertus de la ségrégation. Chacun à sa place dans l'Empire, des loyaux sujets britanniques de Sa Majesté la Reine jusqu'aux plus humbles coolies et intouchables hindous. Mais si cette époque peut nous sembler encore très proche par ses divertissements (les héros de Jules Verne et Conan Doyle peuplent encore les écrans) que par sa création d'une culture de masse (le cinéma et le phonographe débutent, mais la photographie se généralise), elle est aussi très lointaine par certaines de ses mœurs. De la même façon, on peut croire que le futur, même proche dans le temps, pourrait juger notre époque à sa manière. Au point peut-être de repousser dans l'oubli les aspects de la vie contemporaine qui leur semblent, sinon incompréhensibles, du moins inadmissibles. Le racisme reste compréhensible aujourd'hui et le restera sans doute longtemps, mais on n'imaginerait plus aujourd'hui que la culture officielle puisse le légitimer...

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