2006-07-17

 

Un film dickien?

Dans La Presse de la fin de semaine, le chroniqueur du film A Scanner Darkly s'avouait décontenancé et même dépassé par la complexité du scénario. Ce qui me dépasse, franchement. Hormis un ou deux passages qui se prêtent à plusieurs interprétations, en particulier celui où le personnage principal (Bob/Frank) couche avec une femme qui n'est ou n'est pas celle qu'il aime, Donna, le reste est d'une simplicité extrême. Même Total Recall (c'est dire!) était plus dickien, si on réduit Dick au petit jeu des superpositions ontologiques sans solution garantie...

C'est un manque de culture historique qui explique sans doute cette réaction, car le roman d'origine est issu d'un contexte particulier. Dick émergeait d'une longue immersion dans le milieu de la drug culture des années 1960, sur la côte Ouest, et il mesurait le prix payé pour ses expériences et celles de ses amis. C'est ce qui fait que l'œuvre est en partie un témoignage par un observateur avisé (les passages du film sans doute inspirés par des choses vues sont les plus intenses et les plus convaincants — se non è vero, è ben' trovato) et en partie un plaidoyer contre les drogues. Le film se termine d'ailleurs sur une liste d'amis et de connaissances de Dick dont la vie a été écourtée ou transformée par l'abus de drogues.

Parce que le film semble s'en prendre à la culture de la surveillance et de l'omniprésence policière qui est en voie de devenir normale aujourd'hui (tout comme il est normal de la décrier) et parce que Dick passe pour subversif en raison de ses interrogations sur la nature de la réalité consensuelle, le chroniqueur de La Presse est sans doute incapable de voir qu'il s'agit tout simplement d'une condamnation de l'abus de drogues psychotropes. Entre la composition et la publication du roman d'origine, il faut se souvenir que Dick offrait ses services à la guerre contre les drogues de Nixon et dénonçait Stanislas Lem au FBI. (Je me suis d'ailleurs demandé si le personnage de Barris, qui dénonce son ami Bob à la police, était une préfiguration ou version ou critique de cet aspect de la personnalité de Dick...) Comme auteur, Dick était admirablement bien placé pour décrire la paranoïa de drogués qui ont bel et bien raison de craindre d'être surveillés...

La combinaison de la science-fiction et de la polémique au niveau de l'intrigue, en faisant de l'industrie de la désintoxication la source même de la Substance D, est en fait la faiblesse majeure du roman. Cela sent à plein nez la facilité pour lecteurs dépourvus de sens critique et demandeurs d'un dénouement bien carré, bien commode, puisque ceci permet au personnage principal d'avoir un rôle crucial, contre toute vraisemblance. Dans le cadre du film, cependant, la conclusion est émouvante parce qu'on découvre que Bob a été préparé de longue date par ceux qui l'ont trahi afin que, le jour venu, ce qui resterait de son amour pour Donna le pousserait à ramasser les petites fleurs bleues à l'origine de la drogue qui l'a détruit.

C'est cette manipulation cruelle de Bob qui est l'autre point fort de l'histoire. Dans le cadre de la Guerre Froide, l'instrumentalisation des personnes avait été justifiée à gauche comme à droite au nom de la Realpolitik et des fins envisagées — la dictature du prolétariat ou le triomphe de la liberté, au choix. Donna est encouragée par ses collègues à considérer Bob comme une simple victime sacrificielle dans une guerre terrible, mais il ne doit échapper à personne que, sans nier les ravages des drogues, la guerre contre les drogues n'était qu'un avatar édulcoré de la Guerre Froide qui n'était qu'un pâle avatar des vraies guerres du milieu du XXe s. (Guerre civile espagnole, Seconde Guerre mondiale, guerre de Corée). La fin justifie-t-elle les moyens? (Si oui, à partir de quel seuil?) La question est posée, même si elle n'est pas vraiment lancée ouvertement aux spectateurs.

Le roman d'origine avait théoriquement lieu en 1994 et, donc, dix ans après le 1984 d'Orwell. Dick n'ignorait pas ses propres sources et il faut être un journaliste pour essayer d'interpréter une œuvre vieille de trente ans à la lumière de nos propres obsessions actuelles. Le film de Richard Linklater essaie pourtant de nous distancer de l'action du film en utilisant une forme d'animation et en conservant les gadgets science-fictifs, en particulier les scramble suits. S'il y a dénonciation de la surveillance continue, c'est pour ce qu'elle permet de faire, et non pour ce qu'elle est...

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