2006-07-12

 

Antonio Tascona, 1926-2006

Un autre retour au petit monde de Saint-Boniface...

Le 28 mai dernier, comme le rappelait le Globe and Mail d'hier, Tony Tascona est mort d'un infarctus à Winnipeg. Il était né à Saint-Boniface, deux semaines après mon père, et ils s'étaient d'ailleurs connus plus tard à l'école (peut-être à l'École Provencher ou au Norwood Collegiate). Vu du vingt-et-unième siècle, il est légèrement surprenant de découvrir des vocations artistiques chez les enfants de la Dépression, que l'on imagine trop rude et trop âpre pour favoriser les rapprochements avec les Muses. Pourtant, mon père avait eu envie de devenir écrivain; quant à Tony Tascona, qui a fait des débuts brillants au baseball, il abandonne tout en 1949 pour se consacrer à l'art.

Après avoir obtenu un diplôme de la Winnipeg School of Art, il étudie à l'Université du Manitoba jusqu'en 1953. Les années suivantes sont difficiles. Après avoir exposé seul au Manitoba en 1958 et 1960, il est exposé à Brantford en Ontario en 1961, à Calgary en 1962, puis à la Galerie Soixante de Montréal en 1964. Il s'était alors établi à Montréal, côtoyant le jeune Serge Tousignant et son contemporain Guido Molinari, qui influencent ses créations dont le Centre de l'art contemporain canadien conserve un excellent échantillon.

Sa carrière a connu son envol sur le tard, en 1967. Après une commande pour la salle de concert du Centenaire à Winnipeg, il enchaîne les commandes et les distinctions. En 1996, il sera nommé Compagnon de l'Ordre du Canada. À cette occasion, il invite d'ailleurs mes parents à une petite fête dans la région d'Ottawa pour célébrer l'investiture. Au fil des ans, les contacts avaient été rares, mais Tascona avait sans doute envie de retrouver un autre natif du petit Saint-Boniface de la Dépression.

Plus tard, ma cousine Denise Préfontaine a été la commissaire d'une exposition (Rêveries / Musings) des dessins de Tascona au Centre culturel franco-manitobain en juillet-septembre 1999. La couverture du catalogue, intitulé Dess(e)ins / Drawings, apparaît à droite. Outre l'introduction signée par ma cousine, les images étaient accompagnées de textes poétiques de la plume de Roger (alias JR) Léveillé. Comme Tascona faisait partie, semble-t-il, des francophones inavoués, ne parlant jamais français même si Léveillé croit qu'il comprenait plus qu'il ne disait, les textes sont bilingues. À cette époque de sa vie, Tascona avait plus ou moins renoncé aux murales et aux stabiles qui avaient fait sa renommée, mais dont la réalisation était devenue trop exigeante. Il s'était donc tourné vers le dessin, travaillant à l'encre sur papier, occasionnellement avec des crayons de couleur.

L'exemplaire du catalogue dont je dispose est dédicacé par Tascona à mon père. Ce fut sans doute la dernière fois qu'ils furent en rapport, même indirectement. Et la mort de Tascona tourne une autre page de l'histoire de Saint-Boniface, une ville maintenant amalgamée à Winnipeg, une ville qui n'existe plus que dans les souvenirs de générations déclinantes... C'était une petite ville, il y a plus d'un demi-siècle, et il ne faut pas se surprendre si tout le monde se connaissait un peu. En première année, le petit Antonio Tascona avait eu pour maîtresse d'école Gabrielle Roy — dont la famille avait été soignée à l'occasion par mon grand-père. Or, dans son roman Ces enfants de ma vie, Roy raconte quelques épisodes de sa carrière d'institutrice. Ils sont sans doute un peu transformés, mais le premier concerne un petit Italien dont la première journée d'école est à ce point mémorable que Roy s'en souvenait encore quarante ans plus tard. Vincento va d'abord faire une scène quand son père le laisse, puis revenir en début d'après-midi embrasser sa maîtresse. Ce qu'il y a de plus piquant si on choisit d'identifier Vincento à Tony Tascona, c'est que Roy décrit sa tentative de le faire dessiner au tableau de la classe, ne récoltant qu'un coup de pied vengeur du petit garçon! Tout le contraire d'une vocation précoce...

Mais s'agit-il bien de Tony Tascona? En fait, un Tascona est mentionné à la page 31 de l'édition de 1978 quand Roy évoque les cadeaux des élèves à leur maîtresse : « Car, il va sans dire que ses compagnons, dès le matin, avec cent manières, m'avaient à peu près tous présenté un cadeau, ou ce qui pouvait en avoir l'air : Petit-Louis, sans emballage ni rien, toute nue, une boîte de chocolat d'une livre, tout en grognant: "Le père me le paiera. C'est deux livres que je lui ai dit que je veux pour cette maîtresse-là, que je veux que je lui ai dit..."; Johnny, des pantoufles qui me paraissaient toutes deux faites pour le même pied et si petites que je me demandais si elles n'étaient pas plutôt les "miennes à moi" que les "tiennes à toi"; Ossip, une image de la Vierge du Perpétuel Secours qu'il tira, toute chiffonnée de sa poche, essayant de la défriper de la main, tout en m'expliquant que c'était là une puissante Dame qui accordait quasiment tout ce qu'on lui demandait... et que ça ne faisait rien d'être vieille, vieille, vieille, hein? si on pouvait donner aux gens ce qu'ils désiraient?... et j'assurai Ossip qu'en effet ce n'était rien d'être vieille et même irrémédiablement fripée quand on possédait le pouvoir de donner un bon coup de main au monde sur terre; enfin Tascona qui, avant de recevoir ma pomme, m'avait offert la sienne, non sans y avoir pris une toute petite "mordée" dans un coin, si l'on peut dire. » Une indication écrite de mon père suggère qu'il croyait qu'il s'agissait bel et bien de Tony, et non d'un de ses frères.

Il peut sembler étonnant que Tascona n'ait jamais appris le français alors qu'il a eu Gabrielle Roy comme maîtresse d'école, mais il faut se souvenir qu'on enseignait uniquement en anglais dans les écoles publiques du Manitoba à cette époque. Le français proscrit était la langue de la résistance et des manuels cachés subrepticement quand on attendait la visite d'un inspecteur.

La francophonie manitobaine ne s'en est jamais remise. Et le Canada non plus.

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