2006-06-09

 

L'art comme jeu des possibles

Il existe un certain nombre de grandes explications pour expliquer le succès de l'Occident depuis un millénaire. De fait, la performance de l'Occident relativement aux autres civilisations et sociétés de la planète a été remarquable : pour la première fois, une partie du monde instaurait un ordre mondial.

Il serait sans doute possible d'expliquer ce succès par des causes bêtement matérielles. En premier lieu, il y aurait l'exploitation dans un environnement propice de la force des animaux et des forces naturelles (eaux vives, vents) depuis la chute de l'Empire romain, qui faisait déjà des Médiévaux des paysans moins abrutis de travail que les cultivateurs chinois ou les fellahs de l'Orient. Le climat tempéré et humide de l'Europe favorisait ce développement, et les seules autres régions comparables du monde se trouvaient soit dans l'hémisphère austral soit dans les Amériques, bref, dans des régions où les acquis de l'Ancien Monde n'étaient pas arrivés. En second lieu, il y aurait eu la découverte du Nouveau Monde par les Européens, ce qui leur donnait tout à la fois la clé de la domination maritime du monde, l'accès à de nouvelles ressources naturelles et de nouveaux territoires qui leur permettraient de faire fi du monde musulman autrefois si bien installé au carrefour des grandes voies de communication de l'Ancien Monde.

Mais cet argument matérialiste qui se rattache aux thèses de Jared Diamond n'est pas assez excitant pour tout le monde. On a donc proposé de faire de la science la clé des succès occidentaux, ce qui oblige les tenants de cette théorie à expliquer pourquoi l'Occident catholique a pu prendre le relais du monde arabe en renouvelant presque complètement les acquis scientifiques de l'Antiquité et des Arabes en deux siècles à peine, de 1543 (Copernic) à 1759 (Linné). Faut-il en chercher la raison dans des traits spécifiques du christianisme occidental?

On a aussi proposé de faire de la technique la clé des succès occidentaux, et on ne peut douter de son importance immédiate. Encore une fois, il faut expliquer pourquoi les techniques occidentales ont surclassé, entre 1600 et 1800, tout ce qui se faisait ailleurs sur la planète, y compris en Chine, à la pointe du développement technique depuis près d'un millénaire. (Encore qu'il ait fallu cinquante autres années environ à l'Occident pour dépasser définitivement les ressources mécaniques de l'Antiquité.) Les uns invoquent justement l'influence des nouvelles sciences. Les autres font appel à cet héritage judéo-chrétien qui fait des humains les maîtres du monde naturel et les encourage à l'asservir.

Mais le retard du monde musulman pourrait-il s'expliquer en partie par sa proscription de l'art figuratif?

Je m'explique. Dans le monde chrétien, l'art émerge pour l'essentiel d'une industrie à destination religieuse. La redécouverte de la perspective et le développement de nouvelles méthodes mimétiques (l'usage du pantographe, de la camera oscura, de miroirs plans ou non, du quadrillage de Dürer) ont multiplié les possibilités de la représentation du réel. Et la maîtrise de ces méthodes a bien entendu permis de passer à l'étape suivante : la création apparemment criante de vérité (en trompe-l'œil ou non) de lieux entièrement imaginaires. Au XVIIIe s., Piranèse dessine des villes imaginaires — voir ce compte-rendu (.PDF) de l'« Oniropolis » dans l'Histoire — tandis que des architectes comme Boullée et Ledoux dessinent des édifices parfois utopiques et que les élèves ingénieurs de l'École du Corps des ponts et des chaussées apprennent à dessiner des plans et levés de ports et de ponts également idéaux.

Le dessin technique va aussi profiter des acquis artistiques de la Renaissance. Outre les croquis avant-gardistes des célèbres carnets de Léonard, une série de théâtres de machines vont, après 1578, illustrer des machines et des inventions dans des ouvrages imprimés. L'épuration progressive de ces illustrations mènera à terme aux dessins techniques du XVIIIe s. Mais ces élaborations ultérieures ne sont que les ramifications du jeu premier que permet l'art, celui de l'exploration de possibles.

Johan Huizinga a écrit sur l'importance du jeu dans l'évolution de la civilisation occidentale. Il tend à faire du jeu un principe, un peu comme Frédéric Schiller qui, en 1795, faisait du jeu (der Spieltrieb) une pulsion primaire, un instinct et un impératif nécessaire à la créativité humaine. Entre l'application aveugle des règles et le sensualisme brut, Schiller distinguait un espace de liberté, l'arène du jeu capable de vivifier l'existence individuelle et de faire de la beauté quelque chose de réel. Sans le goût du jeu et de l'expérimentation favorisé par un minimum de liberté artistique, une société est-elle condamnée à la polarisation entre le respect fanatique du dogme et l'enfoncement dans la sensualité, derrière des portes closes ou non?

L'Occident est-elle la civilisation du jeu?

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Comments:
Il est intéressant de voir comment l'évolution de l'informatique s'inscrirait dans cette tendance: où en serait l'informatique s'il n'y avait pas eu les joueurs et les artistes pour toujours implorer plus de puissance et de mémoire?
 
Plus fondamentalement, l'informatique sert à générer des simulations pratiquement depuis le début. Les premières n'étaient pas très complexes ou interactives, mais il était tout naturel qu'on en vienne à en faire un outil puissant pour les amateurs de jeux...
 
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