2006-04-13

 

Dépression cybernétique

Ouf! Depuis jeudi dernier, j'ai complété un aller-retour Ottawa-Toronto en voiture et deux allers-retours Ottawa-Montréal en autobus. Le congé pascal sera, de plus d'une manière, une pause des plus appréciées.

Si je suis revenu à Montréal pour ce qui était censé être un séjour de quelques heures avant que je me résigne à demeurer une journée de plus pour travailler sur l'organisation de Boréal 23, c'était pour assister à un lancement au CIRST. À l'honneur, mon ancien directeur de thèse, Robert Gagnon — auteur par ailleurs du roman La Thèse qui avait remporté le Prix Robert-Cliche en 1994.

Il lançait un livre sur le développement des égouts de Montréal, Questions d'égouts. À une certaine époque, j'avais passé un certain temps à comptabiliser pour lui la construction d'égouts montréalais au dix-neuvième siècle, afin d'évaluer non seulement la longueur des nouveaux égouts installés chaque année mais aussi les sommes engagées par la municipalité. Si ce travail n'a pas abouti dans le livre, il m'a fourni la matière à un beau graphique qui me sert dans mon cours à l'Université d'Ottawa. Et si je figure dans les remerciements du livre, c'est plutôt pour ma traduction en français de certains passages anglais tirés des rapports soumis aux édiles montréalais de l'époque...

Mais j'ai aussi profité de mon passage au CIRST pour assister à une conférence de Giovanni Favero, de Venise, un professeur d'histoire qui enseigne maintenant dans un département d'économie. Il s'est intéressé à la science statistique italienne au temps du fascisme et il me semble me souvenir qu'il était déjà venu présenter à l'UQÀM certains résultats (.PDF) de ses recherches.

Cette fois, il nous a parlé du développement des baromètres économiques durant la première moitié du vingtième siècle. Le développement (.PDF) des premiers indicateurs avait été le fait d'entreprises privées comme celles de Roger Babson, qui produit une droite interpolée représentant la tendance, et James Brookmire, qui utilise la théorie monétaire de Fisher et classe les faits économiques en trois groupes (bancaires, spéculatifs, généraux). Dans la foulée, de nombreux statisticiens et chercheurs connexes, comme Warren Milton Persons (1878-1937), directeur en 1917 du Committee for Economic Research de Harvard, mirent au point leurs propres méthodes d'analyse économique. Suite à la prédiction réussie de la crise de 1920-1921, les hommes d'affaires à la page (déjà conquis par le taylorisme) et les grandes entreprises avaient plébiscité ces indicateurs dont la combinaison permettait, en principe, de prévoir l'évolution des marchés.

En particulier, Persons avait créé un nouveau baromètre en 1919 qui allait gagner une influence redoutable en illuminant l'importance de la disponibilité du crédit et des attentes des spéculateurs. Il s'appuyait sur les relations mutuelles du crédit (C), de la spéculation (A) et des affaires (B). L'espoir d'anticiper les évolutions de l'économie lui valut l'intérêt de grandes compagnies comme AT&T et GM; la théorie servit de modèle à plusieurs instituts de prévision de la conjoncture, à Londres et Cambrdige en Angleterre, à l'Université de Paris, au ministère du Commerce en Suède, à Berlin, Moscou et Vienne.

En appelant ces compilations de courbes et d'indicateurs des baromètres, on les comparait délibérément à des instruments capables de prévoir à court terme l'évolution du temps rien qu'en mesurant la pression atmosphérique... Mais les critiques n'avaient pas tardé à fuser. L'indépendance formelle des variables exploitées était mise en doute. En 1926, Corrado Gini exprimait sa crainte que les baromètres économiques accélèrent les réactions qui seraient dorénavant « anticipées ». La rétro-action atténuerait... ou stimulerait les fluctuations prévues.

En 1928, dans une analyse des conditions et de la possibilité des prévisions économiques, Oskar Morgenstern faisait remarquer lui aussi que l'utilisation de ces baromètres par les décideurs risquait d'accentuer les fluctuations annoncées, au moins dans certains cas. Les prévisions annoncées modifieraient les « points de repère » des spéculateurs et infléchiraient leurs anticipations. La rétro-action serait positive, pour employer un terme cybernétique...

Morgenstern se rend compte que la prévision doit tenir compte des réactions aux prévisions elles-mêmes. Il anticipe lui-même sur la théorie des jeux de 1944 en reconnaissant que « le calcul des effets des choix est toujours fondé sur le "choix des autres".» La possibilité de la prévision parfaite se pose désormais.

La question que pose Favero, en définissant un programme de recherche pour les années à venir, c'est de savoir si la crédibilité de ces indicateurs a pu aggraver la Dépression après le krach de 1929. Certes, l'impuissance de la plupart de ces baromètres à prédire la crise a miné la confiance des gens d'affaire, mais comme les outils de prospective étaient encore rare, ils ont continué à s'en servir pendant plusieurs années. Les vrais bilans de leur efficacité (.PDF) n'ont commencé à être dressé que vers 1932.

Ce que je retiens aussi, donc, c'est que le leitmotiv des gens d'affaire au début de la Grande Dépression — comme quoi la reprise ne tarderait pas — n'était pas uniquement une question de foi aveugle. Ils s'appuyaient sur les outils disponibles pour le diagnostic et le pronostic de la situation économique. Ces outils étaient inadéquats, mais ils n'en avaient pas d'autres.

Je serai curieux de voir ce que Favero découvrira.

Libellés :


Comments: Publier un commentaire

<< Home

This page is powered by Blogger. Isn't yours?