2006-03-22

 

Syntonicité et virtualité

En 1982, dans The Second Self, Sherry Turkle s'était intéressée aux rapports que les premiers propriétaires d'ordinateurs personnels entretenaient avec leurs machines. Tout en s'avérant une observatrice avisée, sincèrement à l'écoute des personnes qu'elle avait interrogées et capable d'analyser leurs mobiles avec une grande finesse psychologique, elle avait aussi avancé quelques hypothèses peut-être un peu moins fondées.

Ainsi, sans doute dans la foulée de Seymour Papert, elle invoquait la syntonicité pour illuminer le penchant de ces hobbyistes à concevoir le fonctionnement de leurs machines et de leurs logiciels en termes du fonctionnement de leur corps ou de leur esprit — ou plutôt de leur représentation de ceux-ci — au point de s'identifier à ces opérations, voire de les assimiler à des prolongements de leur propre personne (corporelle ou psychologique). Turkle proposait donc : « The CPU of the hobbyist computer lends itself to personal identification with its primary action: moving something that is conceptually almost a physical object (a byte of information) in and out of some thing (a register) that is almost a physical place. The metaphor is concrete and spatial. one can imagine finding the bytes, feeling them, doing something very simple to them, and passing them on. For many of the people that I met in the hobbyist culture, getting into this kind of identification feels safe. It makes the machine feel real. »

Passons sur la métaphore sexuelle, et passons aussi sur le fait que ceci ressemble beaucoup plus au fonctionnement d'un programme écrit en langage machine ou en assembleur qu'au fonctionnement d'un logiciel moderne. Même dans ce contexte très particulier de la préhistoire de l'informatique personnelle, il était aussi possible, à mon avis, d'interpréter autrement le sentiment de réalité dont parle Turkle.

Ainsi, en revenant aux essais philosophiques de Suzanne K. Langer réunis en 1957, Problems of Art, je crois qu'il ne serait pas impropre de faire de ces octets en mouvement des objets virtuels. Tant leur représentation symbolique que la représentation qu'on s'en fait divergent de manière marquée de la réalité physique sous-jacente. Langer désignait comme virtuelles les entités sans réalité physique propre mais qui peuvent donner lieu à une perception réelle. L'objet représenté par un reflet dans un miroir ou quelques centimètres carrés de peinture dans un tableau est un objet sans réalité physique propre même s'il est parfaitement appréhendé par les sens humains, le fait de cette appréhension étant parfaitement objectif.

Cette conception de ce qui est virtuel, et donc de la virtualité, semble bien avoir inspiré l'informaticien Ivan Sutherland qui s'en empare, quelques années plus tard, pour imaginer que l'ordinateur puisse fabriquer des fenêtres par lesquelles percevoir les mondes créés par ses propres processus. Une fois admise la possibilité (au moins théorique) d'une variété de mécanismes capables de susciter l'illusion d'une interaction avec le monde réel, il propose comme but la création d'un monde virtuel contrôlé de telle sorte par l'ordinateur qu'il deviendrait possible de faire l'essai total de réalités qui seraient aussi étrangères que désiré à notre monde familier : « The ultimate display would, of course, be a room within which the computer can control the existence of matter. A chair displayed in such a room would be good enough to sit in. Handcuffs displayed in such a room would be confining, and a bullet displayed in such a room would be fatal. With appropriate programming such a display could literally be the Wonderland into which Alice walked. » Autrement dit, la fenêtre devient si parfaite qu'elle s'abolit elle-même.

La question que j'ai envie de poser est la suivante. Certains hobbyistes étaient sans doute suffisamment proches de leurs ordinateurs pour qu'on parle de syntonicité. Dans la plupart des cas, cependant, le sentiment de réalité dont parle Turkle ne serait-il pas tout simplement la reconnaissance par ces premiers usagers de la réalité virtuelle ébauchée par les codes des langages informatiques et par leurs propres représentations du fonctionnement de ces micro-ordinateurs... À ce niveau, on rejoint de nombreux auteurs qui ont plaidé la cause de la virtualité, comme David H. Gelernter.

Osons cependant une synthèse — ou peut-être un pas en arrière. Depuis l'avènement de la Toile, la chimère d'un lieu de rencontre dans le cyberespace qui serait véritablement perçu comme un espace virtuel en a fait galoper plus d'un. Dans la pratique, les interfaces les plus courantes se présentent comme des entités réelles (le bouton de la souris transfère, en apparence, le mouvement du doigt vers un onglet de l'écran, par exemple), mais elles ne sont ni des lieux à part entière ni des prolongements du corps. De l'esprit, peut-être, mais pas tellement plus que les technologies cognitives, comme le papier et le crayon...

La tendance, depuis l'invention du visiocasque par Sutherland il y a une trentaine d'années, est restée au perfectionnement des moyens techniques d'une meilleure interface. Mais néglige-t-on les possibilités de favoriser une identité mentale entre l'usager et les processus informatiques? Papert avait recherché cette identification, mais dans le contexte de l'apprentissage d'abord. Les métaphores proposées par les ordinateurs sont-elles trop peu organiques pour favoriser la syntonicité? Dans ce sens, la popularité même de l'image du cyborg — du Six Million Dollar Man et Darth Vader à Locutus dans Star Trek, voire à Neo dans la trilogie Matrix — pourrait être un avertissement que nous sommes sur la mauvaise voie. Malgré l'imbrication de la chair et de la machine, qui est censée estomper la frontière entre les deux, les deux composantes restent visibles. En partie, c'est sans doute impossible d'y échapper dans les représentations visuelles de nos médias. En partie, toutefois, c'est aussi une limite implicite que l'on fixe à la fusion...

Mais à quoi ressemblerait des ordinateurs plus facilement annexés à nos identités?

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