2006-02-12

 

Silences et secrets

Les histoires de famille n'en sont pas toujours. Dans Caché, le nouveau film de Michael Haneke, les personnages (Daniel Auteuil dans le rôle de Georges, Juliette Binoche dans celui de sa femme, Maurice Bénichou dans celui de Majid) jouent l'histoire d'une famille qui n'a jamais eu l'occasion d'exister.

Le film commence par nous montrer une famille qui existe bel et bien. Georges anime à la télé une émission littéraire dans le genre d'Apostrophes ou de ses avatars. Sa femme, Anne, travaille pour un éditeur parisien. Son fils Pierrot est un jeune sans grand relief, qui ajoute aux intérêts de son âge une passion pour la nage. Dans la boîte aux lettres de la maison familiale dans un beau quartier de Paris, des vidéos se glissent, accompagnés de dessins sanguinolents réalisés dans un style enfantin. Les premières vidéocassettes montrent des enregistrements de la maison, exécutés à leur insu. Mauvaise blague?

Suivent des coups de téléphone anonymes, des cartes postées sous une fausse signature et des envois de vidéos inquiétants aux employeurs de Georges. À l'inquiétude de se savoir sous surveillance dans une intention inconnue succède le soupçon chez Georges, qui entrevoit l'identité du maître-d'œuvre de cette campagne de «terreur».

Autrefois, Georges aurait pu être le frère du jeune Majid, fils orphelin d'un couple d'ouvriers arabes à l'emploi du domaine familial — disparus dans la répression sanglante des manifs pro-algériennes en octobre 1961. Ses parents auraient voulu l'adopter, mais Georges a tout fait pour les convaincre que Majid n'en valait pas la peine. Les existences des deux garçons ont divergé, mais une nouvelle cassette vidéo permettra à Georges de retrouver Majid dans un studio de la banlieue parisienne.

De tout cela, Georges s'efforce d'en dire le moins possible à sa femme et aux autres. Si la personne qui les espionne restait cachée, c'est aussi le passé que Georges tient caché. N'est-il pas sincère, d'ailleurs, en tenant les faits et les gestes d'un enfant de six ans pour négligeables, et ne méritant certainement pas un tel luxe dans la rétorsion? Pourtant, la vengeance est un plat qui, comme le plat de lentilles bibliques, peut se manger froid. Pauvre et vieillissant, Majid est sans ressources. Il ne peut pas menacer Georges, il ne peut même pas le faire chanter, mais il peut irriter sa (mauvaise) conscience. Les vidéos provoquent l'équivalent d'une réaction inflammatoire disproportionnée du système immunitaire mobilisé par un intrus beaucoup moins dangereux que la réaction elle-même.

Aidé ou non par son fils, Majid réveille une culpabilité oubliée, ou minimisée. Quand Majid révèle à quel point il a été meurtri par la perfidie du petit Georges, par la vision d'un paradis qui lui a aussitôt été interdit, Georges est atterré, et désemparé. Il est aussi inepte. Au lieu de faire quoi que ce soit d'utile, il se réfugie dans un cinéma. (Qui calculera combien de gens frappés se retrouvent dans les salles obscures des cinémas, se mêlant anonymement aux amoureux, aux fans et aux désœuvrés le temps de se remettre d'une commotion?) Nous le voyons en sortir, s'arrêtant sous l'affiche d'un film intitulé Deux Frères. Il est seul. Il ne dit rien.

Les silences comptent pour beaucoup dans Caché. Il y a le silence du plan séquence ininterrompu des vidéos clandestines, uniquement amendé par les bruits de la ville. Il y a surtout les silences de Georges. S'il ressentait aussi peu de souci qu'il le prétend, il ne cacherait pas aussi obstinément la vérité. Les silences de Georges mentent encore plus que ses dénégations, alors que les silences de Majid disent la vérité qu'il ne prononce pas à voix haute.

Ce sont des silences français, voire occidentaux, que le film semble incriminer par la même occasion. Car les parallèles s'imposent trop fortement pour être ignorés. La France n'a-t-elle pas exclu de la fraternité revendiquée par la devise républicaine une partie de sa population d'origine étrangère, qui se retrouve dans des banlieues appauvries, loin des lieux du pouvoir et de parole comme le plateau de l'émission de Georges? (D'ailleurs, on ne voit guère de visages ostensiblement « étrangers » dans les extraits de cette production...) Georges est effectivement le maître de la parole qui s'exprime pendant son émission, comme on le voit dans une scène où il travaille sur le montage de son show... Majid, lui, n'a droit qu'au silence; ses vidéos sont aussi muettes que sa douleur. Qu'il proteste et il se retrouverait en prison, comme lorsqu'il est arrêté avec son fils parce qu'ils sont soupçonnés de l'enlèvement du jeune Pierrot.

Les silences de Georges n'étaient pas innocents et il n'est pas innocent qu'il se réfugie dans le silence et le sommeil, dans une chambre aux rideaux tirés, quand il ne peut plus supporter le souvenir de Majid et le doute qui le taraude. Face au fils de Majid, Georges a rejeté toute faute, toute culpabilité. Mieux vaut dormir et ne rien admettre. Mais la dernière scène, apparaissant peut-être derrière les paupières baissées de Georges, est la vision pénible de la désespérance du jeune Majid, emmené de force loin du domaine de Georges et doublement exilé.

L'ultime plan séquence, réalisé avec une caméra fixe comme certains des vidéos clandestins, retient les spectateurs dans leurs sièges jusqu'à la fin du générique. Haneke nous réserve-t-il une dernière surprise? S'agit-il d'une prise de vue ou d'un autre enregistrement? L'ambiguïté nous cloue sur place.

Les marches de l'établissement fréquenté par Pierrot sont encombrées. Il y a ceux qui sortent, ceux qui passent, ceux qui attendent... De l'autre côté de l'écran, nous attendons également, mais nous attendons en vain. Tant que le silence dure et que le sommeil perdure, l'expectative est la seule réalité.

Le silence est un piège, rappelle Haneke. Celui qui se tait se rend coupable de tout ce qu'il n'a pas dit, alors que celui qui a parlé porte uniquement le poids de ses paroles. Ainsi, dans l'affaire des caricatures danoises, la majorité des opinions publiques occidentales ne se sentent pas spécialement honteuses des caricatures publiées. (Les Danois sont plus sensibles toutefois aux intentions avouées ou non du journal de leur pays.) Relativement à tout ce qui n'est pas dit, les pires de ces caricatures sont tout au plus embarrassantes parce qu'elles généralisent à l'excès, mais dans un cadre satirique qui désamorce implicitement toute généralisation abusive comme purement conditionnelle.

Pour mettre fin au silence, il faudra bien se parler un jour.

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