2005-11-05

 

Quand la technique remplace la fiction

Si la science-fiction est un genre littéraire en perte de vitesse, elle n'est pas seule dans son cas. Un nombre grandissant de personnes dans les pays riches sont en mesure de lire. Elles consultent des journaux, s'abonnent à des revues, se penchent sur des rapports, déchiffrent des études... mais elles ne lisent pas pour autant les ouvrages signés par des écrivains. Le nombre des écrivains est aussi en constante augmentation, tout comme le nombre de titres. Dans la plus plupart des cas, ni les livres imprimés traditionnels ni les nouvelles publications en-ligne ne trouvent plus de quelques centaines de lecteurs. Le public est soit dispersé soit réuni autour d'une poignée d'ouvrages vendus par millions. Exception faite des succès de scandale, les productions qui surnagent relèvent soit du fantastique (dans sa forme la plus nostalgique, soit celle de la fantasy) soit du roman historique. Le roman policier conserve de nombreux fidèles; il faut bien que la réalité intéresse quelqu'un!

Mais le roman historique et la fantasy ont en commun de ne pas traiter du présent. Ils sont exotiques à souhait, pittoresques quand il le faut mais étonnamment terre-à-terre quand il s'agit de camper les rapports des héros et des héroïnes. Si cet aspect déterritorialisant fait leur charme, il faudrait expliquer pourquoi, dans ce cas, la science-fiction écrite n'a pas conservé ses fans. Elle inspire pourtant de nombreux films à grand déploiement, des jeux vidéo et des séries télévisées. À moins que ce soit justement l'explication de l'éclipse de la science-fiction littéraire.

Il y a près d'un siècle, deux auteurs français, les frères Tharaud, ont signé un livre qui prenait pour héros Rudyard Kipling, le chantre très britannique de l'impérialisme victorien. Rebaptisé Dingley pour la cause, l'écrivain emblématique de la première mondialisation est attiré par l'Afrique du Sud de la guerre des Boers comme par un aimant. Premier grand conflit de l'ère cinématographique, les combats avec les Boers attirent aussi des photographes dont les instruments de travail de plus en plus maniables leur permet de saisir sur le vif toutes les nuances du paysage et des batailles.

Selon Julian Barnes, qui recense ce roman des Tharaud dans le Guardian, Dingley est désespéré:

http://www.guardian.co.uk/review/story/0,12084,162674,00.html

Comme Pierre Loti en France ou le Polonais Joseph Conrad, Rudyard Kipling devait une grande partie de sa réputation à des voyages qui garantissaient l'authenticité de ses descriptions. Ses
livres capturaient les jungles de l'Inde ou la désolation de l'Hindu Kush et les ramenaient à Londres, New York ou Paris tels des vaisseaux en bouteille pour le bénéfice des lecteurs d'un peu partout. Ma grand-mère de Winnipeg avait une édition du début du siècle des Barrack-Room Ballads de Kipling. Ces livres rattachaient tous les sujets de l'Empire britannique à la grande entreprise civilisatrice et pacificatrice de l'homme blanc... son fardeau rédempteur.

Mais l'appareil photo est d'autant plus menaçant pour les écrivains du voyage qu'ils sont devenus des représentants et des émissaires précieux, de l'Est auprès de l'Ouest, de l'Ouest auprès de l'Est, unissant l'Orient et l'Occident. La plaque photographique ou la pellicule de la caméra capturent tout aussi bien le pittoresque des horizons lointains. Et le Dingley des Tharaud craint qu'inévitablement, les écrivains en soient réduits à la seule veine du roman psychologique, moralisant à la manière des auteurs russes ou scabreux à la manière des auteurs français obsédés par les triangles amoureux... La prédiction n'était pas si fantaisiste. Le progrès des techniques, qui a permis à de nombreux touristes d'expérimenter eux-mêmes l'exotisme des antipodes ou de découvrir les paysages les plus reculés à l'écran, semble bel et bien avoir tué l'ancienne littérature de voyages.

Mais l'appareil photo et la caméra ne peuvent reproduire aisément que ce qu'il y a devant l'objectif. Ni les époques révolues ni les Terres du Milieu qui n'ont jamais existé ne sont accessibles. Ainsi, le roman historique et la saga de fantasy demeurent libres d'être pittoresques.

La science-fiction aussi, en principe. Depuis près de quarante ans, toutefois, les meilleurs talents des petit et grand écran se sont acharnés à reproduire les images de la science-fiction. Ont-ils si bien réussi que la science-fiction serait en passe de connaître le sort de l'ancienne littérature des voyages? Ou faut-il incriminer les auteurs de science-fiction qui n'arrivent plus à renouveler leurs univers?

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