2005-11-09

 

Le modèle social français

Qu'est-ce que le modèle social français?

Traitement impressionniste : il est de toute évidence important et omniprésent. À preuve, il est invoqué sur toutes les tribunes et dans toutes les occasions. Les tenants du oui et du non lors du référendum sur un projet de constitution européenne affirmaient la nécessité de protéger le modèle social français. Il est également probable qu'il soit illibéral en économie, voire anti-libéral. Après tout, un sondage établissait récemment que, pour une forte majorité (61%) de Français, le capitalisme évoque d'emblée « quelque chose de négatif »:

http://permanent.nouvelobs.com/economie/20051104.OBS4136.html

Le capitalisme, ce n'est pas la libre-entreprise, ou l'économie de libre-marché. La preuve en est d'ailleurs que les Français sont nettement plus partagés sur ce point. Ils sont 51% à dire que le socialisme évoque d'emblée « quelque chose de positif » et aussi 51% à déclarer un sentiment positif à l'égard du libéralisme économique.

Néanmoins, le modèle social français se distingue clairement par l'interventionnisme de l'État — parfois mis d'ailleurs au service d'acteurs importants d'une manière qui fausse le jeu du libéralisme économique au profit des plus forts et des mieux en place. L'effet des 35 heures, par exemple, n'a pas été de créer des emplois, comme certains esprits simplistes avaient cru pouvoir le promettre, mais de rendre les conditions de travail des travailleurs véritablement indispensables encore plus intéressantes. Quant aux autres...

Toutes les économies confèrent certains avantages aux détenteurs du pouvoir. Les fruits de l'activité économique sont parfois très largement partagés et parfois non, mais il faut des gestionnaires pour gérer certains choix même dans les économies les plus parfaitement communistes. Et il est alors parfaitement humain et naturel pour les gestionnaires de ne pas « s'oublier » et de voir la réalité telle qu'ils la conçoivent.

Par conséquent, l'exclusion du pouvoir mène à une exclusion de fait des activités les plus lucratives. Quand les gestionnaires étaient des propriétaires terriens et des aristocrates, les exclus étaient les esclaves ou les serfs qui cultivaient leurs terres. La classe des seigneurs s'occupaient d'eux, sur le mode paternaliste, mais ces travailleurs de la terre n'avaient que partiellement voix au chapitre.

Dans les mentalités, la structure pyramidale qu'implique le faible rendement de l'agriculture pré-industrielle reste le repoussoir ultime. En haut, une petite élite de privilégiés qui profitent du fruit du travail des autres. En bas, une masse de miséreux qui sont dépossédés du fruit de leur travail. Du coup, tout modèle social qui évite de reproduire ce schéma passe pour équitable.

Mais l'exclusion peut être différente. Elle peut être sectorielle, favorisant certains travailleurs et non d'autres. Elle peut être sociale. La nature de la fracture sociale identifiée par Jacques Chirac il y a dix ans mérite une attention nouvelle. Le fossé ne séparait pas tous les pauvres de tous les riches. Il enfermait seulement certains pauvres, qui cumulaient plusieurs désavantages : l'éloignement de leurs quartiers, souvent enclavés et périphériques; une éducation ratée, dispensée selon des schèmes figés, parfois laxistes parfois inutilement abstraits, par les enseignants les moins expérimentés; les préjugés racistes; et l'absence de capital ou la difficulté de s'en procurer.

La réponse à cette exclusion est demeurée hésitante et souvent contradictoire. L'approche paternaliste de l'État grand seigneur, qui rénove l'habitat et distribue des équipements culturels, n'a pas été accompagné d'une tentative véritable de dissoudre les blocages présents dans le reste de la société française. Surtout que l'enrichissement forcé d'un tissu urbain aboutit parfois non à l'enrichissement des résidants mais à leur refoulement vers des collectivités moins riches... Une approche plus libérale a été tentée avec la création de zones franches, mais le capitalisme ne réussit que s'il s'appuie sur des atouts cognitifs (éducation, expérience) et que s'il a accès à des marchés conséquents. Mais il n'est toujours pas question de faire sauter le verrou des préjugés. Les tentatives de s'y attaquer ont plutôt favorisé le profil bas puisque les stratégies électoralistes dictaient plutôt de conforter les préjugés. On a beaucoup pris soin des exclus, mais on ne leur a pas donné voix au chapitre. Air connu.

Du coup, le modèle social français, que l'on peut déjà condamner pour son faible taux d'emploi et son maintien du chômage à des niveaux élevés, de l'ordre de 10% en moyenne, révèle un envers extrêmement sombre. Si le taux de chômage est de 10% en moyenne, c'est le résultat d'une opération qui inclut — dans les statistiques sinon dans la société — des poches et des secteurs où le chômage dépasse les 30%. Ce sont des poches de pauvreté certes minoritaires : nous ne sommes pas dans une pyramide à l'ancienne. Mais si la moyenne est de 10% et s'il existe des zones (apparemment aussi nombreuses que les quartiers où les voitures brûlent) où le chômage dépasse les 15%, 20%, 25%, cela signifie que le reste de la société vit avec des taux inférieurs à 10%.

Heureusement pour la majorité des Français, la vie reste donc tolérable puisque ces poches d'exclusion sont enclavées et sont souvent tenues à distance des centres urbains méticuleusement aménagés, des banlieues pavillonnaires et des lotissements cossus de la campagne. Pour la majorité, la vie, même précaire, conserve un sens. L'exécration de la classe politique est quasi universelle, mais elle n'a pas à être suivie d'effets pour cette majorité de la population qui a son logement ou son salaire payé fidèlement ou sa retraite.

Pourtant, il paraît envisageable que les Français aient quand même conscience des tares de leur modèle social et que ce soit cette mauvaise conscience inavouée qui empêche la collectivité de prendre des mesures qui ne sembleraient pas exceptionnelles dans des démocraties qui échappent à ce genre de culpabilité (par exemple, l'expulsion des étrangers qui sont reconnus coupables de crimes). Le pourrissement est parfois à son pire non dans l'existence et les attitudes des uns ou des autres (encore que...) mais dans la relation qui s'établit entre les exclus et les autres, instaurant une dynamique des plus inquiétantes.

Y a-t-il des raisons d'espérer? Oui. Petit à petit, les digues cèdent et il devient possible de discuter de la possibilité de la « discrimination positive », par exemple. De plus, les études suggèrent que l'assimilation républicaine fonctionne pour de nombreux immigrants de toutes les origines, qui adoptent les valeurs de la France laïque et n'ont pas l'intention de revenir en arrière (à moins qu'on les y pousse). Si un quart des diplômés issus de l'immigration ne trouvent pas à s'employer, cela signifie tout de même que les trois quarts de ces diplômés travaillent.

La France a mis des décennies (ou plus longtemps encore, si on remonte aux débuts de l'empire colonial français vers 1830) à se mettre dans ce pétrin. Il lui faudra un certain temps pour s'en sortir.

En commençant peut-être par décider de sortir une fois pour toutes des schèmes colonialistes.

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